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En matière d'amour, je suis fort inégal;
J'en écris assez bien, je le parle assez mal.
J'ai la plume féconde, et la bouche stérile;
Bon galant au théâtre, et fort mauvais en ville :
L'on ne peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

Le parallèle de Corneille et de Racine, ne fut pas essayé moins souvent que celui des anciens et des modernes.

« Je compare », dit Montesquieu, « Cor>> neille à Michel-Ange, et Racine à Raphaël. » La Motte juge leurs différentes qualités ainsi : L'un plus pur, l'autre plus sublime, Tous deux partagent notre estime Par un mérite différent :

Tour-à-tour ils nous font entendre,
Ce que le cœur a de plus tendre,
Ce que l'esprit a de plus grand.

Ce que Racine eût été sans Corneille, est incertain; et ce que Corneille a été par luimême, n'est pas douteux.

<< Corneille est venu », dit M. de La Harpe, » quand il n'y avoit encore rien de bon : il a >> donc un mérite qui lui est propre, celui de » s'être élevé sans modèle aux beautés supé»rieures. Racine ne s'est point formé sur lui, » il est vrai; mais il a nécessairement profité

» des lumières déjà répandues; il a trouvé l'art » infiniment plus avancé; il a pu s'instruire » et par les succès de Corneille, et même par »ses fautes. A partir de ce point, il n'y a plus. » de parité.... S'agit-il donc de décider qui >> des deux avoit plus de génie? Je crois que » personne ne peut le savoir, si ce n'est Dieu » même, qui leur en avoit donné beaucoup à » tous deux.

» L'élévation et la force, paroissent appar>> tenir naturellement au génie de Corneille. >> Tout ce qui peut exalter l'ame, le sentiment » de l'honneur, dans le vieux don Diègue; >> celui du patriotisme, dans le vieil Horace; » la férocité romaine, dans son fils; l'enthou>>siasme de religion, dans Polyeucte; l'ambi» tion effrénée, dans Cléopâtre; la générosité, » dans Sévère et dans Auguste; l'honneur de » venger un époux tel que Pompée par des » moyens dignes de lui, dans le rôle de Cor»> nélie, tous ces différens caractères de gran» deur, il les a connus, il les a tracés....

» Le style est dans Corneille aussi inégal que >> tout le reste. Il a donné le premier de la » noblesse à notre versification; le premier, il » a élevé notre langue à la dignité de la tra»gédie; et dans ses beaux morceaux, il semble

» imprimer au langage la force de ses idées. Il ▷ a des vers d'une beauté au-dessus de laquelle » il n'y a rien. Ce n'est pas qu'on ne puisse, » sans se contredire, faire le même éloge de >> Racine et de Voltaire, parce que, dès qu'il » s'agit de beautés de différens genres, elles » peuvent être toutes également au plus haut » degré, sans admettre de comparaison. A » l'égard de la pureté, de l'élégance, de l'har>> monie, du tour poétique, de toutes les con>> venances du style, il faut voir dans l'excellent >> commentaire de Voltaire tout ce qui a man» qué à Corneille, et tout ce qu'il laissoit à » faire à Racine (*). »

Le Menteur, qu'on donna pour la première fois en 1642, prouve encore les talens de Corneille dans le genre comique. J'ai souvent vu représenter cette pièce avec grand plaisir, et sur-tout quand le rôle de Dorante étoit joué par Molé. C'est la seule pièce qui ait été suivie d'une autre pièce sous le même nom, la Suite du Menteur, qui est du même auteur. Toutes les deux sont imitées de l'espagnol. On attribuoit l'original à Lopez de Vega; mais il a été réclamé, selon Voltaire, par don Juan d'Alarcon.

(*) Cours de Littérature par M. de La Harpe.

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« Corneille, après avoir créé l'art de la tra

gédie, a encore fait la première comédie où >> l'on trouve un comique décent et naturel, » où l'on remarque cette aisance et cette légè» reté qui doivent caractériser le genre, ой >> l'on admire enfin cette gaieté soutenue dans » le style et les situations, si éloignées des >> bouffonneries qui étoient alors en possession » du théâtre. Le Menteur précéda les comédies » de Molière. Dans cette pièce, qui est restée, » le principal rôle est rempli de détails char» mans; l'auteur y prend alternativement tous >> les tons; les narrations variées qu'il met dans » la bouche du Menteur, réunissent toutes les » sortes de beautés comiques; et le récit du » pistolet sur-tout est d'un naturel, d'une gaieté » piquante, que Molière lui-même n'a pas » surpassés. Le rôle du valet crédule, qui est >> toujours la dupe de son maître, quoiqu'il >> connoisse bien son caractère, contribue è >> faire ressortir le personnage du Menteur; el des naïvetés exprimées dans un style toujours gai, jamais bouffon, augmente le comi» que de la situation (*). »

» par

(*) Essai qui précède la Grammaire de Port-Royal, nouvelle édition.

Corneille disoit que, pour décider quelle étoit la plus belle de ses tragédies, il falloit choisir entre Rodogune et Cinna; et si on leur joint le Cid, les Horaces, Polyeucte, Pompée, Héraclius, Edipe et Sertorius, on ne feroit pas un grand sacrifice en renonçant aux autres. L'Edipe même a été fortement critiqué; mais, comme le remarque Voltaire, on ne doit juger un grand homme que par ses chefs-d'œuvre, et non par quelques fautes. Cependant on est faché de voir qu'il ait si mal observé cette règle dans son commentaire sur Corneille, où le desir de diminuer la haute réputation de cet auteur se manifeste si évidemment.

« La représentation des pièces de Corneille »>, dit M. de La Harpe, « nous met à-la-fois sous les yeux et son génie et son siècle. C'est pour nous un doux plaisir de les voir en présence, et de juger ensemble l'un et l'autre. Ses beautés marquent le premier, ses défauts rappellent le second. Celles-là nous disent : voilà ce qu'étoit Corneille; celles-ci : voilà ce qu'étoient tous les autres. »

Corneille continua d'écrire dans un âge trèsavancé, et même lorsque son génie eut perdu sa force. Il est fâcheux que des hommes de

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