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sais quel pressentiment de ses destinées (*).... On s'attendoit avec curiosité à voir Beaumarchais dans l'arêne contre un champion aussi vigoureux, malgré sa brutalité, que tous ceux d'auparavant avoient paru foibles et impuissans, mais qui ne laissoit pas, en ce genre d'escrime, de prêter le flanc autant et plus que personne à un lutteur habile et exercé. Beaumarchais, au grand étonnement de tout le monde, refusa le combat pour la première fois; il garda le plus profond silence, et je crois qu'il fit bien. Mirabeau étoit alors dans un état de dépression, et même de danger; il fuyoit ou se cachoit devant l'autorité compromise dans les procès qu'il soutenoit depuis long-temps contre sa famille; et quels que fussent ses torts, l'ennemi qui l'eût traité alors sans ménagement, auroit paru se prévaloir du malheur de sa situation, et auroit appelé sur lui l'intérêt qu'il n'inspiroit pas....

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(*) Dans une brochure écrite par Beaumarchais dans ce temps-là, il avoit introduit quelque éloge de Mirabeau. Ce dernier, dans sa réponse, lui dit cette phrase remarquable, mais assez à propos: Retirez votre insolente estime.

de Figaro, et les étranges libertés que Beaumarchais prit dans cet ouvrage, où il semble qu'il ait voulu tout insulter, accrurent prodigieusement la foule de ses ennemis. Il arma contre lui, en repoussant les critiques, des hommes plus consommés que tous les autres dans l'art de hair et de nuire : c'étoient des philosophes, comme on les appeloit, et comme ils s'appellent encore. Les journaux dont ils disposoient, furent le théâtre de ces débats, qui assurément ne devoient être que littéraires, et qui tout-à-coup, on ne sait comment, intéressèrent la puissance suprême, au point que Beaumarchais fut enlevé de sa maison, et conduit, non plus au Fort-l'Évêque, ni à la Bastille, mais à Saint-Lazare (*). La haine est

(*) La cour même, les parlemens, et nombre de personnes en place, étoient alors infectés des principes de la nouvelle philosophie. Beaumarchais n'épargnant personne, et se moquant indifféremment de tout le monde, quand cela lui convenoit, se permit quelques plaisanteries contre les philosophes, dont cependant il affectoit d'être l'ami et le sectateur. Mais ceux-ci ne lui pardonnèrent pas. Ils se servirent de l'influence qu'ils avoient sur des personnes en pouvoir, et ils lui portèrent le coup dont M. de La Harpe vient de parler. C'est ainsi que ces prédicateurs de la liberté, engagèrent l'autorité à faire un acte de rigueur dont il n'y avoit point encore eu d'exemple.

si lâche et si aveugle, que le premier jour on parut jouir dans tout Paris de ce traitement sans exemple, et dont tout le monde devoit trembler. Jamais on n'avoit imaginé de renfermer un citoyen honnête, un homme-delettres et de talens, dans une prison dont le nom seul étoit un opprobre.... C'étoit le comble de l'humiliation pour un homme de l'âge et de la réputation de Beaumarchais : c'étoit aussi ce qu'on vouloit ; et il sembloit qu'on eût accordé à ses ennemis plus qu'ils ne pouvoient espérer, puisque d'ordinaire la Bastille étoit la prison des gens-de-lettres dont le gouvernement étoit mécontent; et ce fut même celle de Linguet, à qui l'on pouvoit faire des reproches si graves. Mais le sentiment de la justice, puissant sur-tout quand tout le monde peut se croire menacé, se fit entendre bien vite, et jamais le retour ne fut si prompt. Dès le lendemain il n'y eut qu'un cri: Qu'a-t-il fait? On avoit supposé d'abord les motifs les plus graves; il se trouva qu'on ne pouvoit pas même articuler un prétexte. Il fut mis en liberté le troisième jour; et cette détention, à peine concevable, fut peut-être la seule injustice de ce genre sous un règne si éloigné de toute oppression....

>> Son assentiment aux premiers événemens de 1789 (*), et ses largesses patriotiques comme ses discours, étoient loin de pouvoir le dérober aux soupçons qui étoient déjà une justice nationale, et aux principes qui étoient déjà une destruction. C'est dans ses mémoires apologétiques qu'il faut voir les détails de ses dangers et de ses souffrances, sa vie sans cesse menacée, la mort plus d'une fois tout près de lui, sa maison envahie sans être pillée, sa fuite et ses divers asyles, ses courses en Hollande et en Angleterre, les actes successifs d'accusation, de justification, de proscription, et enfin tout ce qu'il crut devoir faire pour la cause de ceux qui le persécutoient. >>

« Enfin, dans des jours moins orageux et non moins abominables, quand la tyrannie, plus concentrée en forces et retranchée dans

(*) «Il fut de la première commune provisoire de juillet, et en fut exclu quelques jours après, je ne sais sous quel prétexte, mais certainement d'après ce principe déjà reçu, au moins tacitement, qu'il avoit trop à perdre pour tenir à une révolution qui ôtoit tout. Je fus aussi de cette commune, et m'en retirai au bout de six semaines, mais seulement d'ennui, je dois l'avouer. On étoit encore loin de l'horreur; mais cette espèce de parlage m'étoit insupportable. » Note de M. de La Harpe.

quelques formes nominales, fut un peu moins pressée de détruire, parce qu'elle se crut en état de régner et de jouir, Beaumarchais revint dans ses foyers, à-peu-près dépouillé, mais à-peu-près tranquille. Je ne le vis point depuis ce dernier retour; et j'ai su dans ma retraite qu'il étoit mort subitement dans la nuit, d'un coup de sang, ayant encore une santé robuste, à soixante-neuf ans, après une vie si laborieuse et si tourmentée. Sa forte constitution n'avoit alors rien de la vieillesse ; car sa dureté d'oreille étoit ancienne. Quelques semaines auparavant, un zèle fort aveugle pour la mémoire de Voltaire, lui dicta quelques lettres contre la religion chrétienne, qu'il avoit toujours respectée dans ses écrits. >>

Voilà comme M. de La Harpe fait le portrait de Beaumarchais. Cependant d'autres l'ont regardé d'un œil beaucoup moins favorable: ils n'ont vu dans lui qu'un intrigant habile, spirituel, immoral et audacieux, qui ne fut arrêté, pour arriver à son but, par aucun principe, et qui ne fut jamais troublé par aucun remord. Mais pour lui rendre justice, je dois observer que des personnes qui le connoissoient bien, m'ont assuré qu'il étoit fort obligeant, et même généreux; que personne n'avoit plus que lui

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