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ainsi qu'elle prévoit le crime d'un officier public qui, pour imposer une perception illicite, suppose un faux ordre du préfet de la province', et l'action du magistrat qui, soit pour décerner des honneurs ou des places', soit pour vendre la justice, porter ou anéantir une accusation, susciter ou supprimer un témoignage', soit enfin pour procurer des dispenses de charges publiques, aurait reçu des présents ou des sommes d'argent. Il est visible, toutefois, que le premier cas constitue seul le crime de concussion, et que les autres espèces rentrent dans la classe des faits de corruption.

Ces deux crimes diffèrent, en effet, par une circonstance essentielle la concussion exige la somme qu'elle perçoit; la corruption se borne au contraire à l'agréer quand elle lui est offerte; dans le premier cas, le fonctionnaire abuse de son pouvoir ou altère la vérité, et se sert du mensonge pour assurer une perception illicite; dans le second cas, il se lie par une sorte de convention avec le corrupteur, et vend à prix d'argent un acte de ses fonctions. Cette différence, qui n'est point arbitraire et qui sort du fond des choses, n'avait point échappé aux anciens jurisconsultes; Corruptio, dit Farinacius, quandò à sponte pecuniam dante judex injustitiam facit; concussio, quandò pecuniam non à sponte dante recepit sed extorquet5.

803. Cependant, dans notre ancien droit, ces deux faits se confondaient encore. En général, le crime de concussion pouvait être commis par les gouverneurs et intendants des provinces, qui donnaient à prix d'argent des exemptions pour la milice ou les corvées; par les capitaines et membres des compagnies des gens de guerre, qui exigeaient des deniers pour exempter les communes ou les maisons du logement militaire;

1. Si simulato præsidis jussu, concussio intervenit, ablatum, ejusmodi terrore, restitui præses provinciæ jubet et delictum coercet. L. 1, Dig. de concussione.

2 « Lege Juliâ repetundarum censetur qui, cum aliquam potestatem haberet, pecuniam ob judicandum decernandumve acceperit, vel quò magis aut minus quid ex officio suo faceret. L. 3 et 4, Dig. ad leg. Jul. repet.

3 • Qui ob accusandum vel non accusandum, denuntiandum vel non denuntiandum testimonium pecuniam acceperit. . L. 2, Dig. de concuss.

4 L. 5, t. 2, Dig. ad leg. Jul. rep.

5 Quæst. 111, n. 39.

par les seigneurs qui surchargeaient leurs sujets de nouveaux impôts; enfin par les officiers de justice qui abusaient de leurs fonctions au détriment des parties. Mais les prévarications des gouverneurs, des gens de guerre et des seigneurs, étaient connues sous le nom d'exactions; celles des greffiers, des huissiers et notaires, sous le nom de malversations; en sorte que le crime de concussion ne s'étendait proprement qu'aux prévarications des juges et des gens du roi 1. Or, la plupart des faits que les anciennes ordonnances rangent dans cette classe sont plutôt des faits de corruption que de concussion2; ce n'est donc pas ici le lieu de les rappeler. Du reste, la peine était arbitraire et dépendait des circonstances du fait et de la qualité des personnes les coupables encouraient tantôt la simple interdiction de leurs fonctions, tantôt la peine du blâme, tantôt celle du bannissement; les gouverneurs, les baillis et sénéchaux étaient frappés de la confiscation de corps et de biens; les seigneurs étaient déclarés ignobles et roturiers; enfin les gens de guerre étaient punis de mort.

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804. Le Code pénal de 1791 incrimina, sans le définir, le crime de concussion : « Tout fonctionnaire ou officier public, toute personne commise à la perception des droits et contributions publiques, qui sera convaincu d'avoir commis, par lui ou ses préposés, le crime de concussion, sera puni de la peine de six années de fers, sans préjudice de la restitution des sommes reçues illégitimement'. » Ce crime était, de plus, soumis à des formes particulières d'instruction", et porté devant des jurés spéciaux'.

Notre Code a défini, au contraire, la concussion, en posant avec clarté les éléments de ce crime; l'art. 174, modifié par la loi du 13 mai 1863, est ainsi conçu :

1 Muyart de Vouglans, p. 262.

2 Ord. de Moulins, art. 19 et 28; ord. de Blois, art. 114; ord. de 1667, t. 21, art. 15.

3 Art. 166 de l'ord. de 1629.

4 Ord. de Blois, art. 280, 282, 305.

5 C. pén., 25 sept.-6 oct. 1791, 2° part., t. 1er, s. 5, art. 14.

6 L. 16-29 sept. 1792, t. 12, art. 1 et 5.

7 C. 3 brum, an iv, art. 517.

Art. 174. Tous fonctionnaires, tous officiers publics, leurs commis ou préposés, tous percepteurs des droits, taxes, contributions, deniers, revenus publics ou communaux, et leurs commis ou préposés, qui se seront rendus coupables du crime de concussion, en ordonnant de percevoir ou en exigeant ou en recevant ce qu'ils savaient n'être pas dû ou excéder ce qui était dû pour droits, taxes, contributions, deniers ou revenus, ou pour salaires ou traitements, seront punis, savoir les fonctionnaires ou les officiers publics, de la peine de la reclusion, et leurs commis ou préposés d'un emprisonnement de deux ans au moins et de cinq ans au plus, lorsque la totalité des sommes indûment exigées ou reçues ou dont la perception a été ordonnée a été supérieure à trois cents francs. Toutes les fois que la totalité de ces sommes n'excédera pas trois cents francs, les fonctionnaires ou les officiers publics ci-dessus désignés seront punis d'un emprisonnement de deux à cinq ans, et leurs commis ou préposés d'un emprisonnement d'une année au moins et de quatre au plus. La tentative de ce délit sera punic comme le délit lui-même. Dans tous les cas où la peine d'emprisonnement sera prononcée, les coupables pourront, en outre, être privés des droits mentionnés en l'art. 42 du présent Code pendant cinq ans au moins et dix ans au plus, à compter du jour où ils auront subi leur peine; ils pourront aussi être mis, par l'arrêt ou le jugement, sous la surveillance de la haute police pendant le même nombre d'années. Dans tous les cas prévus par le présent article, les coupables seront condamnés à une amende dont le maximum sera le quart des restitutions et des dommages-intérêts et le minimum le douzième. Les dispositions du présent article sont applicables aux greffiers et officiers ministériels lorsque le fait a été commis à l'occasion des recettes dont ils sont chargés par la loi.

Une première modification de la loi du 13 mai 1863 est celle qui correctionnalise la concussion lorsque la totalité des sommes indûment perçues n'est pas supérieure à 300 fr. Voici dans quels termes l'exposé des motifs a expliqué cette innovation :

Cette réduction des peines, en matière de concussion, peut surprendre d'abord. Une défaveur particulière s'attache à ce crime qui participe du vol, de l'abus de confiance et de l'abus d'autorité. Toutefois la réduction est de celles dont l'expérience a fait sentir l'utilité, la nécessité même. Le temps des grosses concussions est passé : la régularité de notre système administratif et financier les rend à peu près impossibles. Elles ne peuvent être accomplies ou tentées qu'au moyen de faux caractérisés, qui placent tout de suite le crime et ses auteurs sous le coup d'une pénalité plus grave que celle de l'art. 174. Presque toutes les concussions commises de nos jours le sont pour de petites sommes, par de tout petits fonetionnaires, ou des agents d'un ordre inférieur, maires de village, gardes champêtres ou forestiers, préposés des douanes et autres. Le jury, impatient d'avoir à les juger, peut-être aussi considérant le temps qu'ils furent détenus, les acquitte plus souvent qu'il ne les condamne, et quand il les condamne, c'est toujours correctionnellement. Ce crime est l'un de ceux dont la correctionnalisation a été le plus

généralement demandée et avec le plus d'insistance. Toutefois on a pensé qu'en raison de sa nature et pour l'enseignement que la loi doit toujours porter avec elle, il convenait de maintenir la qualification avec la peine afflictive et infamante, contre les concussions d'une certaine gravité. Nous savons ce qu'un sparitualisme excessif trouverait à reprendre dans cette manière de mesurer l'incrimination au préjudice, et de subordonner à quelques francs de plus ou de moins l'évaluation morale d'un fait. Mais ces délicatesses de doctrine, très-contestables d'ailleurs, sont plus spéculatives que législatives. En tout temps et partout la gravité du préjudice fut une juste cause de la gravité de la peine. On pourrait en citer de nombreux exemples dans les législations étrangères et dans la nôtre. Dans l'article même qui nous occupe, l'amende est proportionnée au prejudice. Mais un exemple plus concluant et qui dispense de tous autres, est celui de la pénalité appliquée dans la même section du Code aux soustractions commises par les dépositaires publics. Si les choses détournées ou soustraites sont d'une valeur au-dessus de trois mille francs, la peine et les travaux forcés à temps (169); si la valeur est moindre, la peine n'est plus qu'un emprisonnement de deux à cinq ans.

Le rapport de la commission du Corps législatif ajoute ce qui suit :

Il est impossible de contester l'utilité pratique de cette division nouvelle. On ne voit plus guère aujourd'hui de grandes concussions, et ce n'est le plus souvent que chez des fonctionnaires d'un ordre tout à fait inférieur, et pour des sommes le plus souvent très-minimes et réduites à quelques francs que cette infraction se rencontre; mais on peut se demander si la différence de qualification du même fait, selon l'importance du préjudice qui en resulte, est bien conforme aux principes et surtout en harmonie avec le système général de notre Code. Il semble, de prime abord, que la criminalité d'un acte ne doit se mesurer qu'à la perversité de l'agent, et qu'elle ne varie pas avec l'étendue du préjudice qui en résulte. Et cependant, s'il n'y avait rien de vrai dans l'opinion contraire, comment comprendrait-on qu'elle fût si généralement répandue ? Dans les jugements qu'on porte sur les grands crimes comme sur les plus petits délits, le résultat qu'ils ont atteint est toujours pris en grande considération. D'ailleurs, la législation nous offre déjà des exemples dans lesquels la peine s'atténue en raison de la minimité du préjudice. Ainsi, dans le Code pénal ordinaire, la soustraction commise par un dépositaire de deniers publics est punie des travaux forcés si la somme ou la valeur soustraite est supérieure à trois mille franes, et le même fait n'est puni que de l'emprisonnement si la somme ou la valeur soustraite ne s'élève pas à ce chiffre. Ainsi encore, dans le Code de justice maritime, le vol or. dinaire, puni des peines les plus rigoureuses, n'est plus puni que de l'emprisonnement si la valeur de l'objet volé n'excède pas 40 francs.

Cette disposition a donné lieu à quelques observations dans la discussion.

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Un député (M. Jules Favre) a dit: Qui peut contester que la concussion, c'est-à-dire la perception des deniers publics hors des cas prévus par la loi, par un fait violent, frauduleux, ne soit un des actes dont la société ait le plus à s'inquiéter? Les législations de tous les temps ont considéré les concussions comme étant l'un des crimes les plus graves (voy. n° 803). La Commission maintient la concussion dans la catégorie des crimes, mais en même temps elle l'en exclut. Elle a deux systèmes; elle a deux poids et deux mesures. Et savez-vous à quoi elle s'attache ? Est-ce à la perversité de l'agent? Est-ce à la nature de l'acte ? Non, c'est au chiffre des sommes détournées. La loi descendant ainsi du piedestal que la moralité lui avait établi pour se traîner dans un misérable calcul, traitant avec plus de douceur celui qui commet une concussion pour un certain chiffre, me parait singulièrement abaissée. La Commission pense que la perversité de l'agent doit être jugée d'après l'étendue du dommage causé. J'ai toujours pensé que la perversité de l'agent doit être jugée d'après la nature même de l'acte commis et les conditions dans lesquelles se trouvait l'agent. (Séance du 10 avril.)

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Le rapporteur a répondu : Que dans l'application des lois pénales il faut voir la pratique; qu'il ne faut pas seulement considérer les principes en théorie, il faut voir l'expérience; qu'il faut voir comment les magistrats et les jurés surtout apprécient le fait d'un petit fonctionnaire, d'un petit percepteur receveur municipal d'une commune, d'un village qui, lorsqu'il rend les comptes au bout d'un certain temps écoulé, se trouve avoir dans sa caisse un déficit de 25 ou 100 fr. Le Code de 1810 n'a-t-il pas adopté une distinction analogue dans ses art. 169 et 171 ? Si l'on ne veut pas l'impunité, il faut admettre ces deux degrés. (Séance du 13 avril.)

805. Nous croyons que la perversité de l'agent et le caractère de l'acte ne sont pas les seuls éléments de la gravité de la peine et que, dans certains cas, la quotité du préjudice peut servir à en mesurer l'étendue. C'est ce que le Code pénal a fait dans son art. 171, et nous avons soutenu la distinction qu'il a posée (voy. n. 799); mais il nous semble en même temps que c'est à tort que cette distinction a été invoquée à l'appui de celle qui a été introduite dans l'art. 174. Lorsqu'il s'agit de détournement de deniers publics (c'est l'espèce de l'art. 171) le chiffre des sommes détournées est l'indice le plus sûr de l'intention de l'agent; si ce chiffre est minime, il y a lieu de présumer qu'il avait le dessein et l'espoir de remplacer les deniers dont il s'est servi; si, au contraire, ces sommes sont considérables, on doit voir dans les détournements successifs et habilement calculés qui ont causé un vaste déficit, une intention plus coupable. Il n'en est pas ainsi dans le crime de concussion que le rapport semble avoir sans cesse confondu avec la soustraction et le détournement. La criminalité de

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