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accessoire ne nous semble pas fondée. Le comptable qui emploie les fonds dont il est dépositaire à un usage différent de l'objet auquel ils étaient destinés, commet une infraction à ses devoirs qui peut le rendre passible soit d'une mesure disciplinaire, soit de dommages-intérêts, mais ne se rend coupable ni d'un crime ni d'un délit; car ce que la loi veut punir, c'est le détournement des fonds, et ce détournement ne peut avoir les caractères d'un délit qu'autant qu'il est accompagné de l'intention de les soustraire. D'après les dispositions de notre Code, l'usage des fonds déposés fait, sans intention de nuire, pour un objet non déterminé par le gouvernement ou le propriétaire des fonds, ne rentre point dans les termes de l'art. 169.

L'art. 169 ne s'applique pas seulement au détournement des deniers publics, il comprend encore celui des deniers privés qui sont déposés entre les mains des fonctionnaires en vertu de leurs fonctions. Nous avons vu qu'il en était ainsi dans le droit romain: non solùm pecuniam publicam sed etiam privatam crimen peculatùs facere'. Dans notre ancien droit, au contraire, le détournement de deniers publics par un officier public n'était point un crime de péculat, mais bien une concussion, une exaction, un vol❜. Dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, une question préjudicielle doit nécessairement être jugée avant toute déclaration de culpabilité.

794. S'il s'agit d'un détournement de deniers publics, et que le prévenu conteste et nie l'existence d'un déficit quelconque dans la caisse, il est évident qu'il ne peut être condamné qu'autant que ce déficit est régulièrement reconnu. En effet, s'il n'était pas reliquataire, il n'y aurait pas eu de détournement. Mais quelle est l'autorité compétente pour prononcer sur cette situation administrative du prévenu? Il nous semble que ce pouvoir ne peut appartenir qu'à l'autorité qui vérifie et juge habituellement sa comptabilité, et sous les ordres de laquelle il se trouve placé. La justice risquerait de s'égarer et elle s'investirait d'un pouvoir étranger, si elle se livrait à l'examen de la comptabilité du préposé, et qu'elle cherchât à

1 L. 9, § 3, Dig. ad leg. Jul. de peculatu.

2 Muyart de Vouglans, p. 157.

constater les chiffres de ses recettes. Mais, en s'arrêtant devant les droits de l'administration, elle n'est enchaînée par la déclaration de celle-ci que dans le seul cas où cette déclaration ferait disparaître le déficit qui forme la base du délit; car, si le fait matériel du reliquat est déclaré à la charge du prévenu, il appartient alors au juge criminel d'apprécier la moralité de ce fait matériel. Cette distinction, qui pose une limite entre les deux pouvoirs judiciaire et administratif, et que nous aurons lieu d'examiner plus tard en la suivant dans d'autres applications, a été, dans notre espèce, consacrée par un arrêt de la Cour de cassation qui a annulé le jugement d'un conseil de guerre : << attendu que l'accusé était poursuivi pour fait de dilapidation de deniers publics, mais qu'il n'en pouvait être déclaré coupable qu'autant qu'il aurait été préalablement décidé par l'autorité compétente qu'il était reliquataire dans les comptes de sa gestion; qu'il avait requis un examen préjudiciel de sa comptabilité, et que néanmoins, sans qu'il eût été définitivement prononcé, le conseil de révision a déclaré la compétence de la juridiction militaire, ce qui a été une violation des règles de la compétence'. »

Cette règle a été plus explicitement consacrée par d'autres arrêts, ultérieurement intervenus, et qui ont cassé plusieurs condamnations qui n'avaient point été précédées de la vérifica tion faite par l'autorité administrative. On doit citer particulièrement un arrêt de cassation qui, sur le moyen tiré de ce que la Cour d'assises avait rejeté l'exception préjudicielle présentée par l'accusé et fondée sur ce qu'aucune constatation préalable émanée de l'administration n'établissait que le comptable fût en déficit, a décidé : « que les tribunaux ne peuvent, sans excès de pouvoir, s'immiscer dans l'examen des actes administratifs et procéder à des jugements dont les résultats pourraient être d'amener des décisions contradictoires entre l'autorité judiciaire et l'autorité administrative; qu'il résulte de ce principe que si, en vertu de l'autorisation voulue par la

1 Cass., 15 juill. 1819, Bull. p. 244.

2 Cass., 24 sept. 1846, Bull. n. 256; 17 avril 1847, Bull. n. 78; 9 janv. 1852, n. 6.

loi, les comptables, prévenus de détournements de deniers publics, peuvent être poursuivis judiciairement, il n'y a lieu de procéder au jugement que lorsque leur comptabilité ayant été vérifiée par l'administration, il a été ainsi constaté qu'ils sont constitués en débet; que, dans l'espèce, l'accusé, traduit devant la Cour d'assises pour détournement commis dans l'exer cice de ses fonctions, a demandé qu'il fut sursis à l'examen et au jugement jusqu'à la production des pièces constatant un déficit à sa charge; que cette constatation n'a pas été produite, que la Cour d'assises devait s'arrêter devant cette exception préjudicielle et surseoir à statuer 1. »

Il a été d'ailleurs reconnu que la vérification de la comptabilité et la détermination du débet d'un officier comptable d'une manutention militaire sont régulièrement faites par une décision du ministre de la guerre.

795. S'il s'agit d'un détournement de deniers privés, et que le fonctionnaire nie que ces deniers aient été déposés entre ses mains, le premier acte des poursuites doit être d'établir le fait de ce dépôt. En règle générale, les tribunaux criminels peuvent connaître des contrats dont la violation constitue un délit; c'est ainsi qu'ils sont compétents pour juger la question préjudicielle de l'existence d'une convention, lorsque cette convention est déniée par la personne qui est inculpée de l'avoir violée. En effet, le juge compétent pour statuer sur un procès doit l'être nécessairement pour connaître des questions incidentes qui surgissent dans ce procès, encore bien que ces questions fussent sorties du cercle de sa compétence, si elles lui avaient été proposées principalement. Ce principe, qui a pris sa source dans les lois romaines, ne peut être en général contesté, puisque autrement l'action judiciaire serait arrêtée à chaque pas de la procédure; mais son application reçoit une

1 Cass., 3 août 1855, Bull. p. 475.

2 Cass., 19 juin 1863, Bull. n. 170.

3 Notes manuscrites de M. le président Barris, n. 306, et notre Traité de l'instruction criminelle, t. 7, p. 380 et 742; Cass., 7 therm, an XIII, Dall., t. 3, p. 475; 14 fév. 1812, Dall., t. 3, p. 185; 25 mai 1816, Dall., t. 3, p. 477; 2 déc. 1813, Bull. p. 615, etc.

L. 3, C. de judiciis; 1. 1, C. de ordine judiciorum.

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CRIMES ET DÉLITS DES FONCTIONNAIRES. véritable limite en ce que le juge criminel demeure soumis, pour la recherche et l'admission des preuves, à toutes les règles qui sont imposées aux tribunaux civils. Si les délits, en effet, sont susceptibles de toute espèce de preuves, il n'en est plus ainsi quand le délit est, non pas dans le contrat lui-même, mais dans la violation de ce contrat; car la convention forme alors un fait distinct du délit, et qui dès lors ne peut être prouvé, lorsqu'il est dénié, que par les preuves que la loi a appliquées aux conventions. Les art.1341 et 1347 du Code civil, qui fixent ces preuves, sont des principes généraux qui ne peuvent ployer parce qu'ils sont invoqués devant tel ou tel juge, et qui dominent toutes les juridictions 1.

Un auteur, M. Legraverend, a cependant pensé qu'une exception devait être faite à ces règles, à l'égard des dépositaires publics: «Tous les genres de preuves, dit-il, peuvent être employés pour prouver leur culpabilité, et le Code pénal contient à leur égard des dispositions spéciales. La confiance obligée qui résulte de leurs fonctions, de leur qualité, de leur caractère, devait trouver dans la loi une garantie contre la facilité qu'ils ont d'en abuser, et des peines sévères ont en conséquence été décernées en pareil cas. » Ces lignes nous semblent contenir une étrange confusion. Sans doute la loi pénale a dû punir l'infidélité des dépositaires publics de peines plus graves que celle des dépositaires volontaires; mais la gravité du délit est évidemment indépendante de la forme et de la nature des preuves admissibles pour constater le dépôt : de ce que la culpabilité est plus ou moins intense, il ne s'ensuit pas que les règles relatives à ces preuves doivent être modifiées. Il est ensuite inexact de dire que des dispositions spéciales aient été établies pour prouver les soustractions commises par les dépositaires publics: les art. 169 et suivants sont muets à ce sujet; et dès lors la règle générale, qui prescrit la preuve testimoniale des contrats hors des cas prévus par la loi civile, s'étend aux dépôts faits entre les mains de ces officiers, comme aux autres dépôts. Et quelle serait enfin la raison de l'exception? Ne

1 V. notre Traité de l'instruction criminelle, t. 7, p. 713 et suiv. * Législ. crim., t. 1er, p. 43.

serait-il pas à craindre, dans cette hypothèse aussi bien que dans l'autre, que les parties ne cherchassent à se procurer, par la voie de la plainte, un genre de preuves que les tribunaux civils n'auraient point admis, si elles eussent porté leurs récla mations devant eux? Ne serait-il pas à craindre que les comptables publics ne fussent également exposés à des poursuites qui n'auraient pour fondement que de vaines allégations? Les deux espèces sont identiques, et les motifs de décision sont les mêmes; la distinction proposée n'a donc aucune base solide.

Ainsi, lorsqu'une plainte en détournement de deniers est portée contre un comptable public, il faut distinguer si le dépôt des deniers est reconnu ou dénié par celui-ci. En cas de dénégation, la partie est astreinte à fournir la preuve écrite ou un commencement de preuve par écrit du dépôt; et, si cette preuve ne peut être administrée, il en résulte une fin de nonrecevoir que le juge criminel doit se borner à reconnaître, en déclarant soit la partie civile, soit le ministère public, non recevable quant à présent dans sa plainte.

796. L'art. 173 prévoit une deuxième espèce de soustraction qui ajoute à l'incrimination de l'art. 169 une incrimination supplétive; il déclare coupables du même crime : « tout juge, administrateur, fonctionnaire ou officier public qui aura détruit, supprimé, soustrait ou détourné les actes et titres dont il était dépositaire en cette qualité, ou qui lui auront été remis ou communiqués à raison de ses fonctions; tous agents, préposés ou commis soit du gouvernement, soit des dépositaires publics, qui se seront rendus coupables des mêmes soustractions. >>

Ces deux articles diffèrent en plusieurs points : l'art. 169 s'applique spécialement aux comptables publics, l'art. 173 aux fonctionnaires et aux officiers publics; le premier ne s'attache qu'au détournement de deniers, et, s'il mentionne la soustraction de pièces, titres, actes, effets mobiliers, c'est qu'il suppose à ces pièces et effets une valeur monétaire, puisque la peine est graduée d'après cette valeur même; le deuxième ne parle, au contraire, que de la soustraction des actes et titres qui, quelle que soit leur importance, n'ont point une valeur déterminée et précise; aussi la loi n'a point pris cette valeur en considéra

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