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espèce d'ébranlement dans tout le corps de l'Etat. » Ainsi les malversations, par leur nombre et par la qualité des coupables, échappaient à l'action des lois, et le législateur lui-même, voilant la justice, était contraint d'en décréter l'inexécution.

790. L'Assemblée constituante fut également préoccupée des difficultés d'atteindre les crimes de cette nature: elle en déféra la connaissance à des jurés spéciaux1; le Code des délits et des peines en attribua ensuite la poursuite immédiate au directeur du jury d'accusation (art. 142). Les peines étaient portées par les art. 11 et 12 (2° partie, titre 1er, section 5) du Code pénal du 25 septembre-6 octobre 1791, ainsi conçus : « Art. 11. Tout fonctionnaire public qui sera convaincu d'avoir détourné les deniers publics dont il était comptable sera puni de la peine de quinze années de fers. Art. 12. Tout fonctionnaire ou officier public qui sera convaincu d'avoir détourné ou soustrait des deniers, effets, actes, pièces ou titres, dont il était dépositaire à raison des fonctions publiques qu'il exerce, et par l'effet d'une confiance nécessaire, sera puni de la peine de douze années de fers. »>

Cette distinction entre les comptables et les dépositaires publics a été maintenue, mais avec certaines modifications, par notre Code: les détournements de deniers, de titres ou d'effets, peuvent être commis soit par les dépositaires publics qui, sans être fonctionnaires, ont le maniement et le dépôt de certaines choses ou effets, soit par les fonctionnaires ou officiers publics. qui se trouvent dépositaires, en leur qualité et à raison de leurs fonctions, d'une chose ou effet, soit enfin par les officiers que la loi commet à la garde d'un dépôt public, et qui ne sont dépositaires qu'en vertu des fonctions qu'ils exercent relativement à ce dépôt. Ces trois hypothèses, dont les différents caractères seront développés plus loin, font l'objet des art. 169, 173 et 254; nous n'avons à nous occuper ici que des deux premiers.

791. En cette matière, les difficultés peuvent naître soit des circonstances caractéristiques du crime, soit des éléments qui servent au calcul de la peine. Examinons, en premier lieu, les conditions de l'incrimination.

1 L. 19-29 sept. 1790, t. 12, art. 1 et 3.

L'art. 169 inculpe tout percepteur, tout commis à une perception, dépositaire cu comptable public, qui aura detourné ou soustrait des deniers publics ou privés, ou efes actifs en tenant lieu, ou des pièces, titres, actes, efets mobiliers qui étaient entre ses mains en vertu de ses fonc tions.»

Cette disposition s'applique en général à tous les comptables ou dépositaires publics, même non fonctionnaires, qui ont reçu, en vertu de leurs fonctions, des deniers ou des effets. La jurisprudence de la Cour de cassation en a consacré l'applic aticnà l'égard : 1° de l'huissier qui, après avoir procédé à une vente de meubles et en avoir reçu les deniers, détourne ou soustrait ces deniers', parce qu'étant spécialement désigné par la loi pour faire publiquement les ventes mobilières, il devient dépositaire et comptable public des deniers qui en forment le prix; 2o d'un régisseur intéressé des droits d'octroi qui détourne une partie des sommes qu'il a reçues2, parce que ces sommes ne sont pas sa propriété, qu'une portion des droits d'octroi appartient à l'Etat, et que les receveurs des droits d'octroi sont d'ailleurs soumis aux dispositions des lois relatives aux comptables publics; 3° d'un piqueur employé par l'adininistration des ponts et chaussées, et qui soustrait les sommes qui lui ont été confiées pour en faire la distribution aux ouvriers et fournisseurs3, parce que cet employé, quelles que soient ses fonctions, est comptable aux yeux de l'administration publique des sommes qui lui ont été remises et qui appartenaient à l'Etat ; 4° de l'économe d'un collége royal qui dissipe des deniers qui étaient entre ses mains en vertu de ses fonctions, parce que cet officier de l'université doit être considéré comme un dépositaire ou comptable public, puisque l'université fait partie de l'administration publique ; 5° des receveurs des hospices, qui, aux termes des lois des 16 vendémiaire an v, art. 3, 16 messidor an vii, article 9, et des arrêtés des 19 vendémiaire et 16 germinal

1 Cass., 18 déc. 1812, Dall., t. 8, p. 696.

2 Cass.. 21 janv. 1813, Dall., t. 8, p. 696.

3 Cass., 29 avril 1825, Bull. n. 86.

Cass., 4 sept. 1835, Journ. du dr. crim., 1836, p. 20.

an xi, ainsi que la loi du 18 juillet 1837, art. 21, n. 6, sont des comptables de deniers publics'; 6° des greffiers qui détournent les sommes qui leur ont été remises pour acquitter les droits d'enregistrement'; 7° des préposés à la surveillance et à la garde de l'atelier des salaisons de la marine, qui détournent, au préjudice de l'Etat, les valeurs déposées entre leurs mains'; mais il a été reconnu en même temps que le percepteur qui reçoit, pour le déposer à la caisse des consignations, un cautionnement en numéraire, et détourne cette somme, n'est pas passible de l'application de l'art. 169, « attendu qu'il n'avait, comme percepteur, aucun droit d'exiger ou de recevoir un cautionnement en numéraire, et que la somme qu'il a reçue à ce titre, n'étant point entre ses mains. en vertu de ses fonctions, n'est point entrée dans sa caisse et n'a pas dès lors constitué un des éléments de sa comptabiltté *. »

Il importe peu que le comptable ou le commis n'eût pas encore atteint l'âge fixé par les règlements pour l'exercice de la fonction, pourvu que le détournement ait eu lieu en l'exerçant. Mais il faut que les effets détournés se trouvent entre ses mains en vertu de cette fonction : le maire qui emploie à sa propriété particulière des matériaux qu'il avait achetés pour servir au travail de la commune, n'est pas passible de l'article 169, car il n'est pas dépositaire public de ces matériaux 6. Le garçon de bureau qui soustrait des sommes déposées, pour le compte de l'Etat, dans la caisse du bureau, commet un vol, mais ne commet pas le fait prévu par l'art. 169, car il n'est pas dépositaire des sommes qu'il a volées'.

Il importe peu également que le président des assises ait substitué aux mots en vertu de ses fonctions, qui sont les termes de la loi, ceux-ci, en sa qualité d'agent comptable.

Cass., 30 juin 1842, Bull. n. 169.

2 Cass., 14 fév. 1846, Bull. n. 50.
5 Cass., 17 avril 1847, Bull. n. 78.
4 Cass., 20 déc. 1867, Bull. n. 263.
5 Cass., 12 oct. 1849, Bull. n. 273.
Cass., 10 juill. 1851, Bull. n. 273.
7 Cass., 1er fév. 1856, Bull. n. 43.

Les expressions légales ne sont pas sacramentelles; il suffit que celles qui les remplacent ne laissent aucun doute sur le point de savoir si l'agent était dans l'exercice de ses fonctions 1.

Ces exemples suffisent pour déterminer le sens des termes de l'art. 169. Les percepteurs des deniers des communes et les comptables des établissements publics rentreraient encore dans la même catégorie. Toutefois on ne doit pas perdre de vue que la qualité de comptable ou de dépositaire public est le premier élément du crime; si cette qualité n'était pas établie, et si, par exemple, le détournement avait été commis soit par l'économe d'un collége indépendant de l'université, soit par le percepteur d'un droit de péage concédé à une compagnie, cette soustraction pourrait constituer un abus de confiance, mais elle ne réunirait pas les caractères du crime prévu par l'art. 169.

792. Le deuxième élément du crime est qu'il y ait acte de détournement ou de soustraction. Le seul déficit ne suffit donc pas pour l'existence du crime; il faut que les deniers reçus ou déposés aient été détournés de la caisse ou soustraits du dépôt. Mais est-il nécessaire que le détournement ait été accompagné d'une intention coupable? C'est une règle absolue, en droit pénal, qu'il n'y a point de crime sans intention; mais la difficulté est ici de déterminer à quels signes se révèle l'intention. Le détournement de deniers commis par un comptable public n'est pas autre chose qu'un abus de confiance, qui s'aggrave à raison de la qualité du prévenu. Or, pour constituer le délit d'abus de confiance, il ne suffit pas que le mandataire se soit servi des sommes qui lui ont été confiées; le détournement momentané n'est pas celui que la loi a voulu punir: c'est le détournement frauduleux, celui qui a pour but de soustraire les deniers, qui seul constitue le délit prévu par l'art. 408. Or cette fraude, ce but coupable se trahissent rarement par les faits il faut donc en chercher les indices, non dans le seul fait matériel du détournement, mais dans sa réunion à celui de l'insolvabilité du prévenu au moment de l'exigibilité des sommes détournées; on

1 Cass., 19 juin 1863, Bull. n. 170.

présume que le mandataire devenu insolvable a dû connaître sa position, et savoir qu'il exposait les deniers en les faisant servir à son usage personnel. Le délit n'existe donc que du jour où la restitution est déniée ou impossible, du jour où le mandataire a été mis en demeure de les restituer. Or cette théorie doit nécessairement s'appliquer aux soustractions commises par les comptables, puisque ces soustractions ne constituent en elles-mêmes qu'un abus de confiance aggravé seulement par l'abus des fonctions qui s'y réunit. Cette doctrine n'a pas été entièrement adoptée par un arrêt qui, rendu, il est vrai, dans une espèce où l'intention frauduleuse de l'huissier retardataire était nettement déclarée, décide « qu'il y a détournement dans le sens de l'art. 159, de la part du dépositaire public qui, mis en demeure de se libérer, résiste opiniâtrément à la restitution des sommes par lui touchées, dans l'intention de se les approprier en tout ou en partie; qu'il n'est aucunement nécessaire que cette intention ait reçu une réalisation absolue ou momentanée; que le fait seul d'une rétention illégitime et frauduleuse, qui détourne les deniers reçus de leur destination légale ou convenue, constitue le détournement punissable de la part d'un dépositaire public; que la remise ou la consignation effectuée tardivement après les poursuites commencées, non plus que la solvabilité plus ou moins réelle de celui qui a commis le détournement, ne font pas disparaître le délit 1. »

793. Les lois pénales de Naples ont fait une distinction qu'il est utile de faire connaître. L'art. 216 punit du deuxième degré de la peine des fers, c'est-à-dire de 7 à 15 ans, le percepteur, le chargé d'une perception, le dépositaire de deniers publics qui a détourné ou soustrait les deniers publics ou privés remis en son pouvoir à raison de ses fonctions; et l'art. 217 ajoute : « Toutes les fois que le détournement ou la soustraction n'a pas eu pour objet un lucre illicite, mais que les deniers, les effets de crédit ou les effets mobiliers auront été employés, sans ordre de celui qui en a le droit, à un usage public différent de leur destination, le coupable sera puni de six à dix ans d'interdiction des fonctions publiques. » Cette incrimination

1 Cass., 28 mars 1856, Bull. n. 126.

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