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M. Berlier répondit « que cette proposition, fort simple au premier aspect, était fort délicate et très-difficile à accueillir. Celui qui prend un nom autre le sien commet évidemment un délit; mais en est-il rigoureusement ainsi d'un homme qui se qualifiera propriétaire sans l'être, marchand en gros quand il ne se sera que petit marchand, peintre quand il ne sera que barbouilleur ? En voulant tout dire, il faut craindre d'aller trop loin, et une qualification mensongère n'est pas sur la ligne du faux.» A ces motifs il fut répliqué « que du moins on ne peut pas excuser celui qui prend faussement la qualité de fonctionnaire public, de membre de la Légion d'honneur, ou le titre de duc, de comte ou de baron. » Mais M. Berlier répondit encore «qu'il ne faut pas confondre des espèces distinctes pour argumenter de l'une à l'autre : l'usurpation de titres ou fonctions trouvera sa répression particulière dans le Code; mais il s'agit ici de simples qualités ou professions mensongèrement indiquées dans un passe-port '. »

Ces observations, adoptées par le Conseil d'Etat, fixent avec précision le sens de la loi : l'art. 154 doit être strictement restreint dans ses termes. L'usurpation d'une fausse qualité dans un passe-port ne constitue donc aucun délit, à moins toutefois qu'elle n'ait servi d'instrument pour commettre une escroquerie; mais alors c'est comme élément d'un nouveau délit que cette usurpation est inculpée, et non point comme délit principal. Il en est de même de l'usurpation des titres; cette usurpation, que la loi du 28 avril 1832 avait effacée du nombre des délits, et que la loi du 6 juin 1858 a de nouveau punie, ne pourrait être incriminée, sauf l'application de l'art. 259, que dans le seul cas où, à l'aide du titre faux, une escroquerie aurait été tentée ou commise.

747. Ces règles ont été consacrées dans une espèce assez remarquable. Un individu, en prenant un passe-port sous son nom, avait attribué la qualité de son épouse à une femme qui l'accompagnait et dont le passe-port désignait d'ailleurs les noms. Cette fausse énonciation a donné lieu à une action cor

rectionnelle : le ministère public a soutenu qu'il y avait emploi

1 Procès-verbaux du Conseil d'État, séance du 5 nov. 1808.

d'un faux nom à l'égard de la femme; mais la Cour de Bordeaux a repoussé ce système : « attendu que le prévenu a désigné la dame Vatel sous son nom véritable, en déclarant qu'elle était née Alexandrine Dodé, ce qui est conforme à la vérité; que s'il ajouta qu'Alexandrine Dodé était son épouse, c'était là une énonciation inexacte sans doute, mais nullement l'emploi d'un faux nom, tel que l'a entendu l'art. 154, dont il ne faut pas forcer le sens ; qu'assurément la qualification d'épouse n'appartenait pas à Alexandrine Dodé, mais qu'autre chose est une qualification erronée, autre chose un nom supposé, et qu'en matière criminelle, où tout est de droit étroit, il n'est pas permis de prononcer par analogie; qu'au surplus, le prévenu ne voulait ni ne pouvait nuire à personne en énonçant une qualification inexacte 1. »

Nous trouvons dans le même arrêt une deuxième décision non moins importante. Aux termes de l'art. 154, les témoins qui ont concouru à faire délivrer le passeport sous le nom supposé sont compris dans la même peine ce sont, en effet, les complices du même fait; ils en ont facilité la perpétration. Mais l'individu qui a réclamé la délivrance du passe-port pour lui et pour une seconde personne désignée sous un faux nom doit-il être rangé dans la classe de ces témoins? L'arrêt décide encore cette question négativement: « attendu que ce n'est pas comme témoin que le prévenu a concouru à faire délivrer à la dame Vatel le passe-port dont il s'agit; qu'il était demandeur en délivrance de cet acte et assisté lui-même de témoins; que, sous ce nouveau point de vue, il y a impossibilité d'appliquer l'art. 154. »

Il est à remarquer que la pénalité que prononce le premier paragraphe de l'art. 154 est beaucoup moins grave que celle portée par l'article précédent : la raison de cette différence est dans la nuance de criminalité qui sépare les deux faits; l'altération matérielle d'un acte a été, avec raison, considérée comme un fait plus coupable que l'usurpation verbale d'un nom étranger devant un officier public. Au surplus, il faut répéter que, dans ce dernier cas comme dans l'autre, l'un des

1 Arr. Bordeaux, 10 déc. 1834, Journ. du dr. crim., 1835, p. 43.

éléments du délit est l'intention de nuire, c'est-à-dire de se dérober à une surveillance légale. Quant à la possibilité du préjudice, elle résulte nécessairement de l'usurpation du nom supposé, puisqu'il est visible que cette supposition peut avoir pour effet d'égarer les investigations de l'autorité.

748. Il y a lieu de remarquer également que l'art. 154 ne punissait que le fait de prendre dans un passe-port un nom supposé ou de concourir à la délivrance de ce passe-port; il ne punissait pas l'usage qui peut avoir été fait de ce passe-port inexact. Il en était de cet usage comme de l'usage du passe-port d'autrui la loi pénale n'était point descendue jusqu'à cette espèce de fraude, qui peut être déjouée par la plus simple surveillance. La jurisprudence avait consacré cette interprétation'. » La loi du 13 mai 1863 a cru que c'était une lacune et l'a réparée par un deuxième paragraphe qui porte : « La même peine sera applicable à tout individu qui aura fait usage d'un passe-port ou d'un permis de chasse délivré sous un autre nom que le sien. » On a allégué à l'appui de cette addition, que de toutes les fraudes qui peuvent se commettre en matière de passe-port, celle-là était la plus fréquente, et qu'au surplus la peine avait été mitigée.

749. Le troisième paragraphe également modifié de l'article 154 porte: « Les logeurs et aubergistes qui sciemment inscriront sur leurs registres, sous des noms faux ou supposés, les personnes logées chez eux ou qui, de connivence avec elles, auront omis de les inscrire, seront punis d'un emprisonnement de six jours au moins et de trois mois au plus. »

Le Code pénal fait peser sur les hôteliers et aubergistes une responsabilité distincte dans trois cas différents. L'art. 475, n. 2, les punit d'une simple amende, lorsqu'ils négligent d'inscrire sur leurs registres les noms des personnes qui ont passé une nuit dans leurs maisons; cette peine s'applique à la négligence, à l'omission d'une forme prescrite: c'est une simple contravention. L'art. 73 les déclare responsables des suites civiles des crimes ou des délits qui auraient été commis par une personne logée dans leurs auberges, et dont l'inscrip

1 Cass., 9 juill. 1849, Journ, crim., t. 12, p. 203.

tion n'aurait pas été faite sur leurs registres : dans ce cas ils subissent la responsabilité de la faute qu'ils ont commise ; cette faute a porté préjudice aux tiers lésés par le crime ou le délit; une stricte justice en exige la réparation. Enfin l'art. 154 prévoit et punit l'inscription faite sciemment sous des noms faux ou supposés : il ne s'agit plus d'une simple négligence, comme dans le cas de l'art. 475, ni des suites de cette négligence, comme dans l'hypothèse prévue par l'art. 73, mais d'un délit moral, puisque la loi suppose la complicité de l'hôtelier avec la personne qu'il loge. Il est nécessaire que le jugement constate qu'il a agi sciemment.

Cette considération justifie peut-être l'opinion exprimée par M. Haus', que la peine de six jours à un mois est trop faible, comparée au fait qu'elle doit punir. En effet, l'hôtelier qui, pour soustraire une personne à la surveillance de l'autorité, l'inscrit sur ses registres sous un faux nom, commet une double infraction: il viole les devoirs imposés à sa profession, et se rend complice de la supposition de nom. Or, comme cette fraude peut avoir, dans certains cas, des résultats assez graves, on aurait pu, sans blesser l'exacte proportion qui doit unir le délit et la peine, et comme l'a fait le Code sarde, élever à trois mois le maximum de celle-ci. Nous devons ajouter que c'est là précisément ce qu'a fait la loi du 13 mai 1863. « Il résulte de la combinaison des art. 73, 154 et 475, n. 2, dit le rapport, que l'omission volontaire n'est pas plus punie que l'omission involontaire. Elle est cependant bien plus coupable, et à une époque où la rapidité des transports favorise si puissamment la fuite des coupables, et où les traces qu'ils laissent chez les logeurs sont souvent l'unique moyen de les atteindre, il importait de donner une sanction nouvelle aux devoirs des hôteliers et des aubergistes. C'est une légère aggravation justifiée par la multiplicité de ces sortes de délits et par les facilités qu'y rencontrent ceux qui ont intérêt à échapper à toute surveillance. »>

750. L'art. 155, également emprunté à la loi du 17 ventôse an Iv, est ainsi conçu :

1 T. 2, p. 87.

Art. 155. · Les officiers publics qui délivreront ou feront délivrer un passeport à une personne qu'ils ne connaîtront pas personnellement, sans avoir fait attester ses noms et qualités par deux citoyens à eux connus, seront punis d'un emprisonnement d'un mois à six mois. Si l'officier public, instruit de la supposition du nom, a néanmoins délivré le passe-port sous le nom supposé, il sera puni d'un emprisonnement d'une année au moins et de quatre ans au plus. Le coupable pourra en outre être privé des droits mentionnés en l'art. 42 du présent Code, pendant cinq ans au moins et dix ans au plus, à compter du jour où il aura subi sa peine.

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D

Les deux faits prévus par cet article ont un caractère fort distinct le premier n'est qu'une simple négligence, quoiqu'elle ne soit pas exempte de blâme; le deuxième constitue une véritable prévarication du fonctionnaire qui abuse du pouvoir qui lui a été confié, pour certifier un fait qu'il sait n'être pas vrai. Cette différence dans la nature de ces deux actes a motivé la qualification diverse qu'ils ont reçue; le premier, qui n'est à proprement parler qu'une simple contravention, a été placé parmi les délits ; l'autre a été érigé au rang des crimes, à raison de la qualité de son auteur.

Toutefois il faut remarquer que le deuxième paragraphe de l'art. 155 ne punit que la seule supposition du nom; celle des qualités et des autres énonciations ne rentre pas dans les termes de cette disposition. Le premier paragraphe du même article, au contraire, s'applique à l'omission de l'attestation, soit en ce qui concerne les noms, soit même à l'égard des qualités. Il suit de cette différence dans les deux textes que l'officier public qui délivrerait le passe-port avec des qualités qu'il saurait supposées ne pourrait être inculpé qu'à raison de la négligence qu'il aurait mise à se faire attester ces qualités. L'importance secondaire de cette énonciation est sans doute le motif de cette différence. Mais il est difficile cependant de ne pas apercevoir quelque contradiction à punir dans la personne du fonctionnaire l'omission de l'attestation des qualités, tandis que les art. 153 et 154 n'ont puni, ni dans le requérant, ni dans les témoins la fausse déclaration de ces qualités et même leur fausse attestation.

751. Il faut prendre garde encore que cet article ne s'appliquait qu'à l'officier public qui délivrait le passe-port. Un ar

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