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minalité ; dès que l'altération a eu pour but et a pu avoir pour effet de dérober le prévenu à une surveillance légale, le délit existe indépendamment de toute autre intention criminelle; mais il est évident qu'en dépouillant le faux de ces deux éléments, il cesserait à la fois d'être coupable et nuisible; il ne pourrait donc constituer un délit moral.

Ce principe nous paraît avoir été méconnu par la Cour de cassation, dans une espèce dont il importe de rappeler les faits. Le desservant d'une paroisse voyageait dans la compagnie d'une femme avec laquelle il vivait en concubinage. Pour cacher sa qualité de prêtre, il altéra le passe-port qui lui avait été délivré, en substituant à la qualité de desservant celle d'ha bitant. Traduit en raison de ce fait devant la juridiction correctionnelle, le tribunal de Montauban et la Cour de Toulouse déclarèrent successivement qu'il n'y avait pas lieu à suivre : << attendu qu'en altérant son passe-port le prévenu n'avait cédé qu'à un sentiment de honte légitime, et que rien ne prouvait que par cette altération il se fût proposé de nuire à quelque intérêt privé ou à l'intérêt public. » Mais, sur le pourvoi du ministère public, la Cour de cassation annula cet arrêt : « attendu que l'arrêt reconnaît en fait qu'il y avait eu falsification ou altération d'un passe-port ; que le fait constituait le délit prévu par l'art. 153, et suffisait pour motiver la mise en prévention1. » De ces motifs on pourrait induire que toute altération matérielle, même dénuée de toute intention et de toute possibilité de nuire, doit, dès qu'elle est commise sur un passe-port, constituer un délit : cette induction, qu'elle dérive ou non de l'arrêt, serait visiblement erronée. En principe, il n'y a point de délit sans la réunion d'une intention coupable au fait matériel qui n'est que l'un de ses éléments. En fait, la chambre du conseil et la chambre d'accusation avaient reconnu que si, dans l'espèce, il existait une altération, cette altération avait été commise, non pour dérober le prévenu aux recherches de la police, mais pour voiler aux regards du public une immorale conduite et murer sa vie privée. Dès lors l'élément indispensable du délit, l'intention de nuire, dis

1 Cass., 11 oct. 1834, Journ. du dr. crim., 1837, p. 260.

paraissait, et l'altération, dépouillée du seul caractère qui pût l'incriminer, échappait à toute répression.

Cette doctrine a été d'ailleurs consacrée dans un arrêt postérieur de la Cour de cassation. Un individu avait été poursuivi pour avoir pris dans un passe-port un nom supposé; il fut renvoyé de la poursuite, parce qu'on ne pouvait lui attribuer l'intention de cacher son véritable nom pour se soustraire aux investigations de l'autorité publique, « puisqu'il avait indiqué celui sous lequel, depuis quelques années, il était le plus généralement connu ». Cette décision a été cassée sur le pourvoi du ministère public, « attendu que l'infraction à la loi qui résultait du fait incriminé ne pouvait perdre l'un des éléments constitutifs du délit qu'autant qu'il aurait été déclaré dans un sens absolu qu'aucune intention de fraude n'y avait présidé ; mais que l'arrêt attaqué n'établit pas que le prévenu n'eût pas eu l'intention de cacher à l'autorité une partie de sa vie passée; qu'il avait pu tromper sous ce rapport la surveillance publique; qu'il l'avait fait sciemment, et que dès lors on retrouvait dans le fait incriminé tous les caractères du délit prévu par l'article 153. » Donc l'arrêt attaqué eût été à l'abri de la cassation, s'il avait purement et simplement écarté l'intention frauduleuse, au lieu de limiter cette absence d'intention à quelques années seulement.

741. Une deuxième règle consiste à séparer les faits de falsification et les faits d'usage. En cette matière, de même qu'en matière de faux criminel, le faux existe par la seule altération du passe-port dans une intention coupable, indépendamment de l'usage. Ces deux délits sont complets, abstraction faite l'un de l'autre la fabrication, alors même que l'acte fabriqué n'a pas servi; l'usage, alors même qu'il est étranger à la fabrication. Nous ne reproduirons pas ici les motifs de cette disjonction des deux membres d'un même fait: l'art. 153 ne fait que consacrer une règle qui s'étend à toutes les dispositions. relatives aux faux. Il y a délit par la fabrication ou falsification du passe-port, encore bien que l'acte fabriqué ou falsifié ne soit.

1 Cass., 11 nov. 1839, Bull. n. 243.

2 V. suprà, n. 621.

TOME II.

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pas revêtu de toutes les formes des passe-ports; mais il est nécessaire qu'il soit pourvu des formes essentielles sans lesquelles il ne pourrait produire aucun effet. Ainsi, s'il ne portait pas la signature du fonctionnaire compétent pour le délivrer, si les noms du porteur étaient omis, si la date était en blanc, le défaut de ces diverses formalités devrait enlever à l'altération sa criminalité, parce qu'il ôterait au passe-port sa valeur légale; ce ne serait plus qu'une pièce insignifiante dont la falsification n'aurait aucun péril.

742. L'art. 153 s'applique-t-il aux passe-ports qui sont délivrés en pays étranger? Oui, lorsqu'ils ont été délivrés par des agents français en pays étranger, ou lorsque, délivrés par les autorités étrangères, ils ont été revêtus du visa d'un fonctionnaire français compétent à cet effet. Un arrêt a jugé dans ce sens « que le passe-port délivré au prévenu, au nom du ministre des affaires étrangères du royaume de Sardaigne, a pris le caractère d'un acte émané de l'autorité française du moment où il a été revêtu du visa de l'un des fonctionnaires publics français préposés à cet effet; que ce visa pouvait donner au porteur du passe-port la faculté d'en faire usage sur le territoire français jusqu'au lieu de destination; que dès lors la falsification de ce passe-port rentrait dans l'application de l'article 1531».

743. L'usage d'un passe-port consiste dans son application à l'objet auquel il est destiné, et, par exemple, dans son exhibition, lorsqu'elle est légalement requise. Le seul port d'un faux passe-port ne peut donc être considéré comme l'usage de cette pièce; et par conséquent le porteur qui n'a pris part ni à sa fabrication ni à sa falsification, et qui ne l'exhibe pas lorsqu'il en est requis, ne peut être mis en prévention à raison de sa seule possession, puisque l'art. 153 ne punit que celui qui ferausage de ce passe-port. Cette distinction de la loi a été sagement posée, car de ce qu'un individu se trouve muni d'un passe-port altéré, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il en ait fait usage sa pensée a pu changer; il peut avoir renoncé à s'en servir. A la vérité, il pourra être inculpé à raison de la fabri

1 Cass., 31 mai 1850, Bull. n. 178.

cation ou de l'altération même; mais, s'il prouve qu'il n'en est pas l'auteur, il ne pourra être poursuivi à raison de l'usage, puisque, quoique cette pièce fût en sa possession, il ne s'en est pas servi. La loi ne punit que l'altération et l'usage, elle ne punit pas la simple possession du passe-port.

744. Quelques criminalistes ont vu une exception à cette règle dans l'art. 281 du Code, qui dispose que « les peines établies par le présent Code contre les individus porteurs de faux certificats, faux passe-ports ou fausses feuilles de route, seront toujours, dans leur espèce, portées au maximum, quand elles seront appliquées à des vagabonds ou mendiants. » Il semble d'abord, en effet, résulter de ce texte que le seul port du faux passe-port suffit pour constituer un délit, à l'égard au moins des mendiants et des vagabonds; et l'état de suspicion qui frappe cette classe d'individus favoriserait cette interprétation, en fondant la présomption qu'ils ont l'intention de se servir de l'acte faux dont ils sont porteurs. Cependant nous ne partageons pas cet avis. L'art. 281 se réfère entièrement aux dispositions établies par le présent Code contre les individus porteurs de faux passe-ports. Il faut dire, par conséquent, ou que ces dispositions, c'est-à-dire les art. 153 et 154, s'appliquent même au seul port de faux passe-ports, ou que l'art. 281 n'a entendu que formuler un renvoi aux dispositions de ces deux articles, sans en modifier le sens ni les termes. Or il est impossible de faire rétroagir l'art. 281 sur ces premiers articles, puisque leur sens clair et précis est d'ailleurs conforme aux règles générales du faux. Aussi ne l'a-t-on pas essayé, et l'on s'est borné à apercevoir dans cet article une exception à ces règles, ce qui est directement contraire à sa lettre, puisque, loin d'établir une dérogation, il ne fait qu'appliquer des dispositions déjà établies. Les mots porteurs de faux certificats, faux passe-ports, ne sont donc qu'une expression inexacte, qui dans l'intention de la loi ne s'applique pas au seul port de ces certificats et de ces passe-ports, mais bien seulement à leur usage.

745. Est-ce fabriquer un faux passe-port ou falsifier un passe-port vrai que de fabriquer ou falsifier le visa qui s'y trouve apposé? Il faut répondre affirmativement le visa, lors

que la loi l'a jugé nécessaire, est une des conditions de la validité du passe-port, un des éléments de la surveillance qu'il met en jeu; il se confond avec le passe-port, et par conséquent son altération est l'altération du passe-port lui-même. Il a même été décidé que la simple lacération de ce visa peut être considérée comme une falsification du passe-port; l'arrêt qui a jugé ce point déclare « que le visa apposé sur le passe-port par le commissaire spécial de police s'identifiait avec le passe-port lui-même, et que l'un et l'autre ne formaient plus qu'un seul et même acte; que l'arrêt attaqué reconnaît que le prévenu a lacéré la partie du passe-port où existait le visa du commissaire spécial français et l'injonction de sortir de France; que cette suppression d'une énonciation de l'acte constituait une altération de ses dispositions, une véritable falsification de nature à tromper la surveillance de l'autorité et à soustraire le prévenu aux mesures prises par l'administration française à l'égard des étrangers'. »

746. L'art. 154 s'occupe des suppositions de noms sur les passe-ports et les registres des aubergistes, et ne fait que reproduire, avec quelques modifications, les art. 2 et 3 de la loi du 17 ventôse an iv. Son premier paragraphe porte : « Quiconque prendra dans un passe-port ou dans un permis de chasse un nom supposé, ou aura concouru comme témoin à faire délivrer le passe-port sous le nom supposé, sera puni d'un emprisonnement de trois mois à un an.

Il faut remarquer d'abord que l'article ne prévoit que le seul cas où le nom a été supposé; donc, si la supposition portait seulement sur les prénoms, elle échapperait à son application. Cette distinction est fondée sur ce que la fausseté des prénoms n'est point un obstacle aux recherches de la police, et n'offre point dès lors les mêmes inconvénients que l'altération du nom lui-même.

La même solution s'applique aux fausses qualités. Un des membres du Conseil d'Etat avait demandé, lors de la discussion du Code pénal, que l'article fût appliqué à ceux qui, sans déguiser leur véritable nom, prennent de fausses qualités.

1 Cass., 31 mai 1850, Bull. n. 178.

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