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Nos réflexions sur les termes de machinations et intelligences, employés dans l'article précédent, s'appliquent visiblement aux intelligences et manœuvres dont il est question dans celui-ci; c'est le même sens, et surtout les mêmes restrictions. Mais il importe de remarquer que, dans l'art. 77, les manœuvres et intelligences n'ont un caractère criminel qu'autant qu'elles ont été pratiquées avec les ennemis de l'Etat. Or, que faut-il comprendre par cette expression? Grotius ne considère comme ennemis que les nations auxquelles la guerre a été publiquement déclarée', et il s'appuie sur ce texte de la loi romaine: Hostes hi sunt qui nobis aut quibus nos publicè bellum decrevimus. Les statuts anglais exigent également qu'il y ait guerre ouverte. Cette interprétation doit évidemment être adoptée. L'art. 77, en se servant du mot ennemis, suppose que la France est en état de guerre ; et dès lors il ne s'agit pas d'une guerre sourde ou présumée, mais d'une guerre ouverte et déclarée avec une autre puissance, une guerre de fait et de droit. Et d'ailleurs comment s'assurer que l'accusé a connu une guerre qui n'était pas publique ? comment savoir s'il n'a pas vu des alliés dans la nation à laquelle il a fourni des vivres, de l'argent ou des munitions? Ce n'est pas sur des présomptions qu'une peine peut être établie. Ce principe a reçu dans des circonstances récentes une solennelle application. Le sieur Jauge était poursuivi pour avoir, par sa coopération, favorisé les mouvements de don Carlos et son intervention en Espagne. Sa défense consistait à dire que le prince espagnol n'était pas un ennemi de la France, qu'au moins aucun acte du gouvernement français n'avait rendu public cet état de guerre. Cette défense, sanctionnée par la chambre d'accusation, a été également confirmée par la Cour de cassation, par le motif que « les art. 77 et 79 ne sont applicables qu'aux cas de guerre ouverte ou déclarée, et qu'il n'est point officiellement établi que don Carlos soit en guerre avec la France, ni qu'il y ait état flagrant de

1 De jure belli et pacis, 1. 1, ch. 1, § 2, n. 2.

L. 118, Dig. de verb. signif.

3 By enemies are meant the subjects of foreign powers with which we are at open war.

guerre ouverte entre la France et don Carlos'. » Et toutefois, dans cette espèce, il faut remarquer que le traité de la quadruple alliance du 22 avril 1834, par lequel la France s'engageait à soutenir le gouvernement espagnol contre les entreprises de don Carlos, avait été rendu public par la voie des journaux avant la perpétration du fait incriminé; mais la Cour de cassation a décidé, par le même arrêt, que ce traité, n'ayant pas encore été légalement promulgué en France, n'avait pu devenir légalement la base d'une poursuite judiciaire. L'interprétation que nous proposons semble donc désormais à l'abri de toute atteinte.

426. L'art. 77 inculpe les manœuvres et intelligences avec les ennemis de l'Etat, dans quatre hypothèses différentes : lorsqu'elles ont pour but, 1° de faciliter l'entrée des ennemis sur le territoire; 2o de leur livrer des villes, forteresses, places, magasins, arsenaux ; 3° de leur fournir des secours en soldats, hommes, argent, vivres, armes et munitions; 4° enfin, de seconder les progrès de leurs armes, soit en ébranlant la fidélité des soldats, soit de toute autre manière.

Une observation générale s'applique à ces diverses espèces : c'est que les actes qui y sont prévus ne prennent le caractère de crimes qu'autant qu'ils ont été consommés, ou du moins qu'ils se sont manifestés par un commencement d'exécution. En effet l'art. 77 n'a pas reproduit le deuxième paragraphe de l'art. 76, qui punit les machinations lors même qu'elles n'ont été suivies d'aucun effet. Or il résulte de ce silence que, dans l'espèce de l'art. 77, il est nécessaire que les intelligences aient produit un résultat, un préjudice quelconque, pour qu'il y ait crime; l'exception qu'il avait fallu exprimer dans l'art. 76 disparaît, le droit commun reprend son empire, et dès lors les actes criminels, quels qu'ils soient, ne sont punissables que lorsqu'ils renferment les éléments constitutifs de la tentative légale. D'ailleurs la loi suit les divers degrés de la trahison; lorsqu'elle se manifeste par de simples correspondances, ou par des machinations non suivies d'effet, les art. 76 et 78 la saisissent et la frappent; l'art. 77 avait donc une autre série d'actes à prévoir, ce sont les actes d'assistance, qui sont le dernier

1 Cass., 28 nov. 1834, Journ. du dr. crim, 1834, p. 357.

terme de la trahison, mais qui ne peuvent être punis que lors qu'un commencement d'exécution constate leur existence.

427. Le premier chef d'inculpation consiste à faciliter l'entrée des ennemis sur le territoire et ses dépendances. Il serait difficile d'imaginer une incrimination plus vague et plus flexible; elle rendrait à peu près inutiles les dispositions qui suivent. Que faut-il, en effet, entendre par faciliter l'entrée des ennemis? Que d'actes divers, différents et par leur valeur morale et l'alarme qu'ils causent, peuvent avoir pour effet de faciliter, avec plus ou moins de puissance et avec des résultats distincts, l'entrée de l'ennemi sur le territoire ! Evidemment la pensée du législateur a été d'envelopper tous ces actes, quels qu'ils fussent, dans la généralité de ses expressions. En cette matière, une omission a trop de périls: l'assistance peut être pratiquée par mille moyens divers; si un seul est oublié, la disposition devient insuffisante; c'est aux jurés, c'est aux juges à mesurer la peine suivant la gravité du fait et l'importance de l'alarme éprouvée. Cette absence d'une définition précise se fait remarquer dans les autres législations. L'art. 107 de l'ancien Code prussien portait en termes plus vagues encore : « Quiconque favorise l'exécution des projets de l'ennemi doit périr par la corde. » Et la même expression se retrouve dans le § 69 du nouveau Code. L'art. 32 (1e part.) du Code général de l'Autriche range au nombre des délits de haute trahison le fait d'entreprendre quelque chose tendant à attirer à l'Etat un danger du dehors. Enfin, les statuts anglais, copiés par les statuts revisés de New-York', le Code de la Géorgie', et le Code des délits et des peines de la Louisiane', portent qu'il y a crime de trahison dans le fait d'adhérer aux ennemis de l'Etat, mais seulement à la vérité en leur donnant aide et secours. Cette dernière et importante restriction domine également l'art. 77: c'est par des actes matériels d'assistance que les intelligences

1 Statutes revised of New-York, t. 1, sect. 2, art.

2 Penal Code of the state of Georgia, 1833, third division, sect. 2.

3 Code of crimes and punishments, art. 109.

If a man be adherent to the king's enemies in his realm.

5 Giving them aid and comfort. Cette dernière formule est reproduite dans tous les Codes américains.

dont le but est de faciliter l'entrée des ennemis doivent se manifester.

428. Le deuxième chef prévu par l'art. 77 consiste à livrer aux ennemis des villes, forteresses, places, postes, ports, magasins, arsenaux, vaisseaux ou bâtiments appartenant à la France. Remarquons d'abord que, toutes les fois qu'un crime de cette classe est commis par un militaire chargé de défendre la place qu'il livre à l'ennemi, ce crime tombe sous l'empire de la loi militaire. Il ne s'agit donc ici que d'un acte de trahison commis par les individus qui n'appartiennent pas à l'armée. Ainsi la loi n'a point puni, comme le Code du Brésil, le fait de remettre, pouvant les défendre, quelque portion du territoire; car l'obligation de la défense n'est strictement imposée qu'à la garnison. Ce que notre Code a voulu incriminer, ce sont surtout ces moyens frauduleux employés pour introduire traîtreusement l'ennemi dans une place, dans une ville, dans une forteresse'.

Mais dans quelle classe ranger l'incendie ou la destruction des arsenaux, des magasins, des villes, tentés ou consommés pour favoriser les ennemis de l'Etat ? L'ancien Code prussien considérait cette action comme un crime de haute trahison: «Quiconque, porte l'art. 106 de ce Code, pour favoriser l'ennemi, détruit des magasins et autres établissements semblables, est condamnable au supplice de la roue, en commençant par en haut. » Le Code de 1851 maintient dans ce cas la peine de mort (§ 69). Dans notre législation, l'intention et le but de l'agent détermineraient le caractère du fait : s'il avait agi dans un but politique, son action serait un crime de trahison; mais elle rentrerait alors dans la première partie de l'art. 77, relative aux actes tendant à faciliter l'entrée de l'ennemi sur le territoire.

429. Le troisième chef d'incrimination de cet article consiste dans le fait de fournir aux ennemis des secours en soldats, hommes, argent, vivres, armes ou munitions, et ces divers actes d'assistance sont punis, par toutes les législations, de la peine de mort le Code du Brésil seul prononce la prison pendant 8 ans, 15 ans, ou même à vie (art. 71).

:

4 Treacherously surrendering a fortress or the like. English statutes. 2 L. 2 et 3, Dig. ad leg. Jul. maj., et 1. 3, eod. tit.; Code prussien, § 69.

On peut se demander si ce crime est le même lorsque les faits qui le constituent sont commis dans un autre but que celui de faciliter l'entrée des ennemis sur le territoire. La raison de douter est que dans la première partie de l'article il n'est question que des actes tendant à favoriser cette entrée. Mais les quatre dispositions qui le composent sont évidemment indépendantes les unes des autres or ce n'est que dans la première que l'incrimination est restreinte aux actes relatifs à l'entrée des ennemis; la même restriction ne doit pas s'appliquer aux autres espèces; et en effet, dans le quatrième paragraphe, l'article parle des progrès de leurs armes sur les possessions ou contre les forces françaises. Ainsi il suffit qu'une nation soit en guerre avec la France pour que les secours qui lui sont fournis soient un crime de trahison, soit que ces secours lui soient donnés pour entrer sur le territoire, soit pour attaquer les forces françaises en pays étranger.

Quant aux secours fournis en hommes et soldats, il faut distinguer si ces hommes sont déjà sous les drapeaux de France: le fait de chercher à les faire passer à l'ennemi constitue un crime spécial, celui d'embauchage. Ce crime, que l'art. 1o de la loi du 4 nivôse an IV punit de mort, est défini en ces termes par l'art. 2 de cette loi : « Sera réputé embaucheur celui qui, par argent, par des liqueurs enivrantes, ou tout autre moyen, cherchera à éloigner de leurs drapeaux les défenseurs de la patrie, pour les faire passer à l'ennemi, à l'étranger ou aux rebelles. » L'art, 208 du C. just. mil. reproduit à peu près cette loi. L'art. 77 ne s'applique donc qu'aux individus non militaires qui seraient enrôlés pour l'ennemi : c'est le fait de cet enrôlement, de cette levée d'hommes, qui constitue le crime.

Que faut-il entendre par ces mots fournir de l'argent ou des vivres ? A quel taux la somme devra-t-elle s'élever pour l'existence du crime? Le silence de la loi semble repousser toute distinction, et il en est de même à l'égard des vivres. Cependant M. Carnot' enseigne que cette disposition ne

Code du Brésil, art. 71; Statutes revised of New-York, t. 1, section 2, art. 2, etc., etc.

1 Comment. du Code pénal sur l'art. 77.

TOME 11,

4

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