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<< On conçoit, dit encore M. Carnot, ce qui peut être nuisible à la situation militaire de la France; mais il n'est pas aussi facile de se faire une idée de ce qui peut être nuisible à sa politique.» Que doit-on entendre, en effet, par des instructions nuisibles à la situation politique de la France? Combien ces expressions sont vagues et indéfinies! Comme elles autoriseraient toutes les poursuites, même les plus arbitraires! Mais comme, en même temps, elles peuvent entraver ces poursuites, lors même qu'elles seraient fondées, par la difficulté de caractériser le crime! Car, s'il est nécessaire de constater devant un jury quelle est la politique suivie par la France, et de quelle manière et à quel degré les instructions transmises par la correspondance ont pu nuire à cette politique, il ne suffirait pas que ces instructions eussent contrarié les vues du gouvernement, il faudrait qu'elles lui eussent créé des entraves, qu'elles lui eussent porté préjudice: les termes de la loi, en ceci du moins, sont clairs et précis.

La correspondance peut être incriminée non-seulement quand elle a fourni des instructions nuisibles à la situation militaire ou politique de la France, mais encore à celle de ses alliés. On se demande d'abord quels sont les alliés dont cet article entend parler? Il est évident qu'il faut expliquer ces termes dans le sens de l'art. 79, c'est-à-dire qu'il faut entendre les alliés de la France agissant de concert avec elle dans un but commun. En effet, il serait absurde de supposer qu'une correspondance qui aurait eu un résultat nuisible aux intérêts politiques des alliés de la France, n'agissant pas contre l'ennemi commun, fût punie des peines de l'art. 78, tandis que le cas plus grave des articles 76 et 77, les manœuvres, ne sont punies, vis-à-vis des alliés, qu'autant que ces alliés agissaient de concert avec la France. Mais ensuite comment déterminer la situation politique de ces alliés? Comment l'accusation parviendra-t-elle à l'expliquer au jury? Comment le jury pourrat-il l'apprécier? Il est étrange que la loi de révision n'ait pas fait disparaître ces dispositions obscures, qui figuraient peutêtre à dessein dans le Code de l'Empire, mais qui devaient tomber avec la pensée de pouvoir arbitraire qu'elles réclamaient.

Il nous reste à faire observer sur cet article que la loi du 28 avril 1832 a substitué la peine de la détention à celle du bannissement qu'il portait. « Il y avait un grand inconvénient, a dit, pour justifier ce changement, le rapporteur de la Chambre des pairs, à rendre à l'étranger un homme qui avait le secret de la situation politique de la France. On a remplacé cette peine par la peine de la détention; peine de la même espèce, mais mieux appropriée à cette nature de crime'. » Ces paroles renferment une erreur grave. C'est à tort, en effet, qu'elles appliquent l'art. 78 au fait d'une personne qui, instruite officiellement du secret de la situation politique de la France, livrerait à l'étranger ce secret: un tel fait rentre évidemment dans les termes de l'art. 80. On a aggravé le crime prévu par l'art. 78, parce qu'il s'agissait d'aggraver la peine; mais on a méconnu son caractère. Il est évident également que la peine du bannissement était suffisante, et le motif allégué est loin de démontrer son impuissance à nos yeux.

421. Après les correspondances criminelles, le fait qui se présente naturellement, quoique avec un caractère plus grave, est la révélation du secret d'une négociation par les personnes auxquelles ce secret a été confié. L'art. 80 est ainsi conçu : << Sera puni des peines exprimées en l'art. 76', tout fonctionnaire public, tout agent du gouvernement, ou toute autre personne qui, chargée ou instruite officiellement ou à raison de son état, du secret d'une négociation ou d'une expédition, l'aura livré aux agents d'une puissance étrangère ou de l'ennemi. »

Cet article exige quelques explications. Posons d'abord les limites de son application. Il ne comprend que les seules personnes auxquelles un secret d'État aurait été confié officiellement ou à raison de leur état. Toutes autres personnes, encore bien qu'elles aient livré le secret, sont donc en dehors

1 Moniteur du 31 mars 1832.

2 C'est-à-dire de la peine de mort; l'article porte des peines, parce que l'article 76 portait en outre, avant la charte de 1814, la peine de la confiscation. Cette irrégularité de rédaction a échappé à la révision. Aujourd'hui la peine est la déportation du premier degré.

de ses termes. Ensuite, il faut que ce soit le secret d'une négociation ou d'une expédition. Si donc le renseignement ne constituait pas un secret, et si ce secret s'appliquait à toute autre chose qu'à une négociation ou à une expédition, le crime prévu par l'article cesserait d'exister.

Cela posé, il importe d'examiner ce qu'on doit entendre par le mot livré, dont se sert la loi. Le Code pénal du 28 septembre-6 octobre 1791 (tit. 1°, sect. 1", art. 6) exigeait que le secret fût livré méchamment et traîtreusement. De la suppression de ces expressions dans notre Code, faut-il induire que la seule révélation du secret, sans intention coupable, suffit pour constituer le crime prévu par l'art. 80? Nos précédentes observations répondent à cette question: il n'y a point de crime sans intention coupable. D'ailleurs, le mot livré indique la nécessité de cette intention. On laisse surprendre un secret par imprudence, on le révèle sans intention criminelle, on ne le livre que frauduleusement. La fraude, l'intention de nuire, sont donc des conditions essentielles de ce crime. Si les expressions de la loi de 1791 n'ont pas été reproduites, c'est sans doute parce qu'elles formaient une superfétation.

L'article ne fait nulle distinction entre le cas où le secret a été livré à une puissance étrangère ou à l'ennemi. L'incrimination de ces faits distincts se fonde sur ce que la puissance neutre pourrait profiter dans la suite de cette communication pour commettre des hostilités contre la France. Mais, si le motif peut justifier la répression de l'un et de l'autre de ces faits, elle ne saurait effacer la distance qui les sépare. Il est visible que la même révélation a des conséquences et une criminalité diverses, suivant qu'elle est commise envers une puissance alliée ou ennemie, et l'art. 81 a reconnu cette différence en appliquant deux peines distinctes à celui qui livre des plans à l'ennemi ou à une puissance étrangère. La même distinction aurait dû être introduite dans l'art. 80; et tel est aussi le vœu ėmis par M. Haus, dans ses observations relatives au projet du Code pénal belge1.

422. La soustraction des plans de fortifications pour les li

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vrer à l'ennemi est le troisième acte de trahison prévu par la loi. Ce crime se présente dans deux espèces, suivant qu'il a été commis par le préposé chargé de leur dépôt ou par toute autre personne. L'art. 81 prévoit la première de ces hypothè ses: «Tout fonctionnaire public, porte cet article, tout agent, tout préposé du gouvernement, chargé, à raison de ses fonctious, du dépôt des plans de fortifications, arsenaux, ports ou rades, qui aura livré ces plans ou l'un de ces plans à l'ennemi ou aux agents de l'ennemi, sera puni de mort'. Il sera puni de la détention, s'il a livré ces plans aux agents d'une puissance étrangère, neutre ou alliée. »

On doit remarquer d'abord la distinction que fait cet article entre la trahison opérée au profit de l'ennemi ou d'une puissance neutre ou alliée. Cette distinction est parfaitement fondée; car non-seulement le péril de l'Etat n'est pas le même dans l'un et l'autre cas, mais l'intention criminelle diffère également celui qui livre le plan à une nation alliée ne commet pas le même crime que celui qui le livre à l'ennemi. Il est étrange que la même séparation n'ait pas été faite dans l'art. 80.

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L'art. 81 énonce deux conditions constitutives du crime: il est nécessaire que le fonctionnaire, agent ou préposé, ait été chargé par ses fonctions du dépôt des plans; il faut ensuite qu'il les ait livrés, c'est-à-dire frauduleusement remis à une puissance ennemie ou alliée. S'il n'y a pas de faute, il n'y a pas de crime; si ce n'est pas le dépositaire lui-même qui a livré le plan, le fait sort des termes de l'art. 81, et se trouve compris dans l'article suivant, Si les plans ne sont relatifs ni à des fortifications ni à des arsenaux, ports ou rades, mais à d'autres objets, tels que des routes, des villes, des édifices, l'article cesserait d'être applicable. En effet, les termes dont il se sert sont limitatifs; on ne pourrait, d'après une analogie plus ou moins contestable, étendre la pénalité à d'autres faits que ceux qu'il a prévus. Ce sont certains moyens de défense de l'Etat dont la

1 La peine de mort est remplacée par la déportation au premier degré. L. 9 juin 1850, art. 1oг.

loi a voulu protéger le secret: l'interprétation ne doit pas porter la prévoyance plus loin.

423. L'art. 82 faisait partie, dans le projet du Code pénal, de l'art. 81, et ne se composait alors que de la disposition qui forme son premier paragraphe. M. Régnier, ministre de la justice, demanda, dans la discussion du Conseil d'Etat, si celui qui livrerait les plans sans se les être procurés par violence, fraude ou corruption, demeurerait impuni. M. Berlier répondit que ce caractère préalable d'appropriation des plans par corruption, fraude ou violence, avait pour objet de ne pas soumettre à la peine ceux qui, détenteurs par toute autre voie, comme propriétaires et non comme dépositaires, pourraient ne pas connaître l'importance de ces plans. « Cette ignorance, ajouta l'orateur, est très-supposable dans la personne d'un héritier qui aura trouvé de tels plans dans les papiers de son père ou de son aïeul. Il y a une autre considération, c'est que, s'il s'agit de plans anciennement distraits de leur dépôt, il devient fort vraisemblable qu'il en a été tiré des copies, et qu'alors l'Etat n'éprouve plus la même lésion dans la communication qui en serait donnée. » M. Treilhard déclara que la commission n'avait pas voulu prévoir ce cas particulier, de peur de donner lieu à des injustices et à des méprises. Cependant, sur l'insistance du ministre de la justice et de Cambacérès, M. Berlier reconnut « qu'en effet, hors le cas d'ignorance du caractère de la personne à qui la livraison serait faite, et de la valeur des plans livrés (ignorance qui deviendrait un légitime moyen de défense), il y avait pour toute personne criminalité dans le fait; qu'ainsi on pouvait admettre l'amendement, en observant toutefois que les peines devaient être moindres quand la livraison ne se combinait point avec le délit préalable prévu par l'article'. » C'est d'après ces observations que fut rédigé l'art. 82, ainsi conçu: «Toute autre personne qui, étant parvenue par corruption, fraude ou violence, à soustraire lesdits plans, les aura livrés ou à l'ennemi ou aux agents d'une puissance étrangère, sera punie comme le fonctionnaire ou agent mentionné dans l'article précédent, et selon les dis

1 Procès-verbaux du Conseil d'Etat, séance du 29 juill. 1809.

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