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créée par les décrets et ordonnances était injuste; nous ajouterons qu'elle n'est pas utile à la sûreté de l'Etat : car quel intérêt peut avoir l'Etat à punir des individus qui ne sont ni traî tres, ni déserteurs, ni transfuges, qui ont renié leur pays, rompu les liens qui les attachaient à lui, et fait élection d'une nouvelle patrie? Aux yeux de l'Etat, ils sont étrangers; s'ils tentaient de renouer leurs liens nationaux, l'Etat aurait le droit et le devoir de les repousser; si leur naturalisation fictive et frauduleuse n'était qu'un déguisement destiné à dissimuler le crime, ce serait aux juges à apprécier la valeur de l'excuse, et à la rejeter si elle sert de voile à la trahison, que la loi a voulu seule incriminer et punir.

417. Il reste à mentionner une application nouvelle que le législateur a faite du principe de l'art. 75 en matière de piraterie. Il résulte, en effet, des art. 3 et 7 de la loi du 10 avril 1825, que « tout Français ou naturalisé Français qui, ayant obtenu, même avec l'autorisation du roi, commission d'une puissance étrangère pour commander un navire ou bâtiment. de mer armé, commettrait des actes d'hostilité envers des navires français, sera puni de mort. » C'est évidemment, dans une hypothèse spéciale, le même fait que l'art. 75 a prévu. On doit seulement remarquer que la loi de 1825 ne s'applique qu'à ceux qui commandent un navire ou bâtiment de mer armé: les autres Français qui sont dans la même position, mais qui ne sont pas pourvus du commandement, ne sont passibles d'aucune peine. On doit remarquer encore que les individus placés dans le cas prévu par l'art. 3 de la loi du 10 avril 1825 ne perdent pas leur qualité de Français, lorsque le navire où ils servent est armé en course; car ce n'est pas là prendre du service militaire dans le sens de l'art. 21 du Code civil; ils ne pourraient donc exciper de leur qualité d'étrangers. Il en serait autrement, si le bâtiment était armé en guerre; et, dans ce cas, tous les individus qui se seraient rendus coupables d'hostilités, quel que fût leur grade sur ce navire, tomberaient nécessairement sous l'application de l'art. 75.

§ II. Trahison envers l'État.

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418. Le crime de trahison envers l'État se manifeste par des actes qui diffèrent par le degré de leur criminalité, quoiqu'ils soient l'expression d'une pensée commune. La loi pénale a prévu et incriminé, dans des dispositions distinctes, les correspondances nuisibles à la situation militaire et politique de la France, la révélation des secrets d'Etat, la communication des plans des places fortes et des fortifications, les machinations et les manœuvres qui ont pour objet soit de provoquer des hostilités, soit de livrer à l'ennemi l'entrée du territoire, enfin le recel en temps de guerre des espions et des soldats de l'ennemi. Chacun de ces faits n'est qu'un démembrement d'un crime générique, celui de trahison; mais leur gravité relative et la diversité de leurs résultats leur assignent des places distinctes dans les incriminations de la loi.

Ces distinctions existaient à peine soit dans le droit romain, soit dans l'ancien droit français. Compris dans la vaste classe des crimes de lèse-majesté, ces actes, quelle que fût la différence qui les éloignât l'un de l'autre, revêtaient aux yeux du législateur la même importance politique: « Majestatis crimen illud est quod adversùs populum romanum vel adversùs securitatem committitur: quo tenetur is quo armati homines cum telis, lapidibusve incurrant, conveniantque adversus rempublicam; quo quis contra rempublicam arma ferat ; quive hostibus populi romani nuntium litterasve miserit, signumve dederit, feceritve dolo malo; quo hostes populi romani consilio jubeantur adversùs rempublicam... cujus ope, consilio, dolo malo provincia vel civitas hostibus prodita est'. » Nos anciennes ordonnances assimilaient également, dans les mêmes prohibitions, le fait d'avoir machiné ou entrepris contre la république du royaume 1; de recevoir aucune lettre ni message de quelque prince ou seigneur que ce fût, ennemi du roi'; de pratiquer, avoir intelligence, envoyer ni recevoir lettres écrites

1 L. 1 et 4, Dig. ad leg. Jul. majestatis, et Cod. eod. tit. 2 Ord. de Villers-Cotterets, François Ier, de 1531, art. 1". 3 Ord. de François Ir du 24 juill, 4534, art. 37.

en chiffres, ni autre écriture feinte ni déguisée, à princes étrangers, pour choses concernantes à l'Etat, d'entrer en aucune association, intelligence, participation, ou ligue offensive ou défensive avec princes, potentats, républiques, dedans ou dehors du royaume 2; enfin, de recevoir des princes étrangers ni dons, ni présents, ni lettres ou correspondance. Les peines appliquées à ces divers crimes se résumaient à peu près dans une pénalité unique, la peine de mort; et, comme si cette peine eût semblé trop douce, la loi l'environnait des plus horribles supplices. Il serait sans intérêt de rappeler ici les dispositions des législations modernes sur cette matière. Le danger politique a dominé les législateurs, et leurs incriminations vagues et flexibles permettent de saisir et de punir comme crimes de trahison les actes les plus inoffensifs. Ces défauts se font surtout remarquer dans les Codes de Prusse et d'Autriche et dans les statuts anglais; nous citerons toutefois plus loin plusieurs dispositions des lois du Brésil et des Etats-Unis qui nous ont paru mériter d'être remarquées. Au reste, il faut le reconnaître, nulle partie de la législation pénale n'offre autant de difficultés. La société a le droit et le devoir de punir tous les actes qui compromettent ou menacent son existence; mais il est difficile de discerner les faits qui peuvent réellement produire cet effet, et le législateur n'est que trop souvent porté, pour conjurer des dangers futurs, à outre-passer les bornes de son droit. Ensuite, la plupart de ces actes ne sont que des faits préparatoires qui offrent à peine un point matériel à saisir, et qui se dérobent à la définition légale; de là la difficulté de les caractériser avec précision et netteté. Il faut donc le dire avec M. le professeur

1 Ord. de Charles IX de 1563, art. 7 et 9.

2 Ord. de Blois, art. 183.

3 Ord. de Louis XIII du 14 avril 1615.

4 La loi romaine condamnait les criminels de lèse-majesté à être dévorés par les bêtes féroces. En France, le supplice des criminels de lèse-majesté au premier chef était d'être tenaillés vifs avec des tenailles rouges, d'avoir du plomb fondu dans les plaies, et ensuite d'être tirés par quatre chevaux, etc.

On peut citer le statut suivant, qui applique la peine de mort à tout homme adherent to the king's ennemies in his realm, giving to them and comfort in the realm or elsewere..

Haus,» en cette matière la seule garantie contre l'arbitraire de la loi consiste dans un jury bien organisé. » Et toutefois il ne faut pas perdre de vue que la seule utilité de l'Etat, le seul péril auquel un acte peut l'exposer, ne suffirait pas pour légitimer l'application d'une peine, si cet acte avait été commis sans nulle intention criminelle. L'immoralité des faits est un élément indispensable de tous les crimes, et ce principe ne doit recevoir aucune exception en matière politique.

419. L'art. 78, qui prévoit le fait d'une correspondance criminelle avec l'étranger, est ainsi conçu: «Si la correspondance avec les sujets d'une puissance ennemie, sans avoir pour objet l'un des crimes énoncés en l'article précédent, a néanmoins eu pour résultat de fournir aux ennemis des instructions nuisibles à la situation militaire ou politique de la France ou de ses alliés, ceux qui auront entretenu cette correspondance seront punis de la détention, sans préjudice de plus fortes peines dans le cas où ces instructions auraient été la suite d'un concert constituant un fait d'espionnage. »

Cet article n'existait point dans le projet du Code qui fut soumis, en 1810, aux délibérations du Conseil d'Etat. En discutant l'art. 77, M. Cambacérès remarqua que cet article ne permettrait pas d'atteindre les correspondances qui, sans être de nature à constituer une trahison formelle, contrarieraient néanmoins les vues politiques du gouvernement. « Les relations de commerce, dit cet orateur, ne doivent pas toujours être punies de mort; mais si le gouvernement les a interdites, ces défenses doivent avoir leur effet, sans qu'on puisse s'y soustraire même sous prétexte de donner des renseignements et des nouvelles. Cependant aujourd'hui on viole impunément les défenses, quoique ce soit là un crime très-grave. Ensuite il convient de combiner la rédaction de manière que les juges prononcent plutôt d'après l'intention. des prévenus que d'après le fait matériel; il peut y avoir des intelligences qui, au dehors, ne présentent pas le caractère de la félonie, et qui néanmoins, au fond, soient véritablement

1 Observations sur le projet du Code belge, t, 2, p. 14.

TOME II.

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hostiles'. » C'est d'après ces observations que fut rédigé l'art. 78. Cet article ne s'applique donc qu'aux correspondances qui, bien que criminelles, ne constituent pas le crime de trahison; car, si elles avaient eu pour objet d'engager une nation étrangère à commettre des hostilités envers la France, ou de faciliter à l'ennemi l'entrée du territoire, elles rentreraient dans les termes des art. 76 et 77, et constitueraient un crime plus grave et distinct. C'est donc un crime spécial qui n'est pas la trahison, mais qui la précède; qui ne livre pas la France à l'ennemi, mais qui lui fournit les moyens de préparer ses entreprises.

420. Les termes de l'art. 78 donnent lieu à plusieurs observations. Il est à remarquer, en premier lieu, que la correspondance n'est criminelle, aux yeux de la loi, qu'autant qu'elle a eu pour résultat de fournir des instructions nuisibles à sa situation. Est-ce donc au résultat seul qu'on doit s'attacher pour reconnaître s'il y a crime? « Si l'on ne devait considérer que le résultat, dit M. Carnot, sans rechercher quelle aurait été l'intention de l'accusé, il pourrait arriver qu'il fût condamné pour l'action la plus innocente; il serait possible, en effet, que la correspondance la plus insignifiante dans son principe fût devenue, par des faits qui lui sont étrangers, hostile dans ses conséquences'. » On doit donc entendre ces expressions de l'art. 78 de manière à ne pas blesser le principe fondamental du droit, qu'il ne peut y avoir d'action punissable là où il n'y a pas eu intention de nuire; et en effet, suivant les paroles mêmes de M. Cambacérès, dans les crimes de cette nature où le fait matériel est difficile à constater, l'intention criminelle est un élément indispensable du délit. Ce n'est pas à dire, toutefois, qu'il faille juger l'accusé sur l'intention, les principes de notre législation repoussent également une telle conséquence; et d'ailleurs les termes de la loi sont formels, il faut que la correspondance ait eu un résultat matériel, celui de fournir aux ennemis des instructions nuisibles, il faut donc constater l'effet des instructions fournies.

1 Procès-verbaux du Conseil d'Etat, séance du 12 oct. 1808, 1. 23, p. 333. 2 Comm. du Code pénal, art. 78.

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