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nistration de la justice, soit l'accomplissement d'un service. Ainsi la loi confond l'objet, c'est-à-dire le but où l'on tend, avec l'effet, c'est-à-dire le résultat de l'acte, résultat souvent indépendant de la volonté de son auteur. Ainsi elle met sur la même ligne l'acte qui empêche l'administration de la justice, c'est-à-dire qui oppose volontairement à cette administration un obstacle direct, et celui qui ne fait qu'en suspendre le cours. Enfin, elle assimile la suspension de la justice et l'interruption d'un service quelconque. Il est évident, du reste, qu'il faut entendre par ces derniers termes, un service public, une branche quelconque de l'administration générale.

Nous n'insisterons pas sur ces nuances diverses qui ont été méconnues, sur ces caractères distincts de criminalité qui ont été confondus dans un même article, dans une même peine. Cette disposition, de même que celles qui la précèdent et qui composent cette section, ne seront peut-être jamais appliquées; leur injustice n'est plus qu'un mot vide tant qu'elles resteront oisives. Mais il nous était impossible, à nous qui étudions attentivement chaque fragment, chaque expression de notre Code, de ne pas faire remarquer l'incohérence de leur rédaction ces observations d'ailleurs ne sont pas inutiles; elles font jaillir de chaque parcelle du monument la pensée générale qui l'a construit. On aperçoit mieux dans ces dispositions parasites l'esprit despote et méticuleux qui animait les rédacteurs du Code, que dans ces incriminations des crimes communs, où la morale est souvent tentée d'applaudir à leur sévérité.

§ IV.

Empiétement des autorités administratives et judiciaires.

558. Le pouvoir social se subdivise en plusieurs branches qui s'élèvent, parallèles les unes aux autres, sans se confondre et sans se nuire. Ces grandes divisions ont pris le nom de pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Leur indépendance mutuelle est l'un des fondements de la liberté publique. Si leur action se confondait, si des envahissements réciproques réunissaient leur puissance, l'Etat serait dominé par le despotisme

ou l'anarchie. Les art. 127 et suivants du Code pénal sont destinés à réprimer ces usurpations.

On doit remarquer, d'abord, que le législateur n'a réservé des peines qu'aux excès et aux luttes de la magistrature et de l'administration: le pouvoir législatif, par sa nature complexe et par sa souveraineté, échappe à la puissance de la loi ellemême. S'il franchit ses limites constitutionnelles, il n'y a plus de juges qui le puissent réprimer: il n'est responsable de ses actes et des maux qu'ils peuvent entraîner que devant la souveraineté nationale.

Les premières prévisions de la loi pénale se sont portées sur l'usurpation de la puissance législative. C'est qu'en effet cette usurpation est la plus dangereuse: empiéter sur cette puissance, c'est envahir la souveraineté elle-même, c'est une violation de la constitution. Le Code frappe d'une peine égale les magistrats et les administrateurs qui ont commis cet excès de pouvoir.

559. L'art. 127 est ainsi conçu : « Sont coupables de forfaiture et punis de la dégradation civique: 1° les juges, les procureurs généraux ou impériaux, ou leurs substituts, les officiers de police qui se seront immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif, soit par des règlements contenant des dispositions 1gislatives, soit en arrêtant ou en suspendant l'exécution d'une ou de plusieurs lois, soit en délibérant sur le point de savoir si les lois seront publiées ou exécutées. » L'art. 130 punit de la même peine « les préfets, sous-préfets, maires et autres administrateurs, qui se seront immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif, comme il est dit au numéro premier de l'article 127. >>>

Ces dispositions simples et claires n'ont besoin d'aucun commentaire. On sent qu'en traçant le cercle où la magistrature doit se mouvoir, le législateur avait sous les yeux l'exemple des anciens parlements, et craignait de voir leurs écarts se renouveler. Cette inquiétude était chimérique; la constitution actuelle de la magistrature, conforme d'ailleurs à sa mission sociale, ne lui permet aucune sorte d'empiétement. Peut-être la sollicitude de la loi aurait-elle dû se tourner principalement vers l'administration, dont l'action est soumise à des règles

moins sûres, et qui plus facilement peut se laisser entraîner à des envahissements de pouvoir. Le Code ne parle pas des ministres le même crime, commis par eux, ne pourrait être considéré que comme un acte de trahison, crime difficile à constater et à poursuivre.

560. Les usurpations réciproques des administrateurs et des juges appellent, en second lieu, l'attention du législateur. Le principe qui sépare ces deux autorités et les érige indépen dantes l'une de l'autre, a été posé par l'Assemblée constituante. La loi du 16-24 août 1790, tit. 2, art. 13, porte: « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. »

C'est ce principe, reproduit depuis dans toutes les constitutions de la république', que le deuxième alinéa de l'art. 127 a eu pour objet de maintenir en punissant de la dégradation civique « les juges, les procureurs généraux et du roi, ou leurs substituts, les officiers de police judiciaire, qui auraient excédé leur pouvoir, en s'immisçant dans les matières attribuées aux autorités administratives, soit en faisant des règlements sur ces matières, soit en défendant d'exécuter les ordres émanés de l'administration, ou qui, ayant permis ou ordonné de citer des administrateurs pour raison de l'exercice de leurs fonctions, auraient persisté dans l'exécution de leurs jugements ou ordonnances, nonobstant l'annulation qui en aurait été prononcée, ou le conflit qui leur aurait été notifié. »>

561. L'indépendance du pouvoir judiciaire est plus précieuse encore peut-être que celle de l'autorité administrative, car ce pouvoir est la sauvegarde des droits des citoyens, et le seul refuge qu'ils aient contre l'arbitraire. « Il n'y a point de liberté, a dit Montesquieu, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était

1 Loi du 7-14 oct. 1790; Const. du 3 sept. 1791, ch. 4, sect. 2, art. 3, et ch. 5, art. 3; Constit. du 5 fruct, an III, art. 189; lois du 16 fruct, an iu, du 21 fruct. an 111. art. 27; Const. du 22 frim. an vii, art. 52.

jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et sur la liberté des citoyens serait arbitraire, car le juge serait le législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. L'art. 130 du Code pénal a pour but de protéger cette indépendance, lorsqu'il porte que « les préfets, sous-préfets, maires et autres administrateurs qui se seront ingérés de prendre des arrêtés généraux tendant à intimer des ordres ou des défenses quelconques à des Cours ou tribunaux, seront punis de la dégradation civique. »

M. Destriveaux pense que les empiétements réciproques des autorités administrative et judiciaire n'auraient pas dû être placés sur la même ligne. L'usurpation commise par la première de ces autorités sur l'autre lui paraît la plus importante et la plus probable: « Celle-là, dit-il, n'a pas besoin d'un sujet particulier pour faire un règlement, elle se saisit elle-même bien ou mal; mais l'autorité judiciaire est saisie seulement. quand une question particulière lui est présentée; hors de là, elle reste dans un état d'inertie. L'autorité administrative agit par elle-même; la force judiciaire a besoin d'être mue pour agir. L'autorité administrative, émanation du pouvoir exécutif, est souvent confiée à un seul homme dont les déterminations sont prises promptement et sans combat; au lieu que la dispensation de la justice n'est jamais remise aux mains d'une personne unique, elle ne peut être exercée que par une compagnie entière et après une délibération'. » Cet auteur conclut que l'on aurait dû punir plus fortement l'usurpation commise sur le pouvoir judiciaire par l'autorité administrative, que l'empiétement corrélatif commis par le pouvoir judiciaire. Il nous semble que tout ce qu'on peut déduire de ces considérations qui sont vraies, c'est que les excès de pouvoir seront, en général, plus fréquemment commis par l'autorité administrative. Mais de là résulte-t-il donc que les empiétements de cette autorité soient empreints d'une criminalité plus intense, que les adininistrateurs qui sortent du cercle de leurs fonctions soient plus coupables que les juges? Le délit moral est évidemment le

Esprit des lois, I. 12, c. 6.

2 Essais, p. 77.

même, puisque, dans l'un comme dans l'autre cas, il s'agit uniquement d'une usurpation de pouvoir; et s'il est vrai que les actes administratifs soient en général plus spontanés et moins réfléchis, cette circonstance devrait plutôt être considérée comme une excuse que comme une aggravation du crime. La peine établie ne nous semble donc pas insuffisante.

562. Aux termes de l'art. 127, le pouvoir judiciaire se rend coupable de forfaiture, lorsqu'il fait un règlement sur les matières administratives, lorsqu'il défend d'exécuter les ordres de l'administration; enfin, lorsqu'il cite à raison de leurs fonctions des administrateurs, et passe outre au jugement ou à son exécution, nonobstant la notification qui lui est faite d'un conflit.

Les deux premiers modes d'empiétement sont clairement définis, et ne semblent pouvoir donner lieu à aucune difficulté. Mais les conflits ouvrent un vaste champ d'incertitudes et d'embarras. La seule question de savoir dans quels cas les juges doivent s'arrêter devant la notification du conflit, c'est-à-dire, dans quels cas ils peuvent se rendre coupables d'un crime ou d'un délit, a reçu plusieurs solutions diverses, et reste encore indécise.

La ligne de démarcation qui sépare les deux autorités administrative et judiciaire est une règle abstraite dont l'application a soulevé de nombreuses difficultés. De ces difficultés sont nés les conflits. Dans notre législation, le droit d'élever le conflit et celui de le décider n'appartiennent qu'à l'autorité administrative1. Pendant longtemps nulle règle fixe n'avait déterminé les limites dans lesquelles ce droit doit s'exercer; de là les abus qui amenèrent l'ordonnance du 1er juin 1828. Cette ordonnance eut pour but de restreindre les droits de l'administration, et d'émumérer les cas où les préfets peuvent élever le conflit, et les formes qu'ils doivent observer.

Nous n'avons point à rappeler ces règles. Mais il importe de remarquer que par suite de cette ordonnance, l'art. 127 se trouve implicitement modifié, puisque la citation des fonctionnaires devant les tribunaux pour faits relatifs à leurs fonctions

1 Lois du 7 oct. 1790, du 21 fruct. an III, du 3 niv. an vi; av. cous, d'État 12 nov. 1811, 19 janv. 1813; déc. 6 nov. 1813, etc.

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