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blis par le besoin, sans chaussures, la plupart avaient jeté leurs armes comme un poids trop lourd pour leurs forces épuisées1. Seuls, 200 chasseurs à pied de la garde, ramenés de Planchenoit par le général Pelet, se tenaient réunis sous son commandement autour de leur aigle, que ce général parvint à sauver. Le reste marchait complétement débandé. En se jetant à travers cette masse d'hommes sans défense, qui se retiraient au hasard, la nuit, sur une route couverte d'armes et de canons abandonnés, de caissons et de chariots renversés, les cavaliers prussiens n'avaient qu'à frapper. « Cenx qui voulaient se reposer, a dit encore Blücher, furent successivement repoussés de plus de neuf bivacs. Le clair de lune favorisait beaucoup la poursuite, qui n'était qu'une véritable chasse, soit dans les champs, soit dans les maisons. » Un grand nombre d'officiers et de soldats se dérobèrent par une mort volontaire aux coups furieux de cette cavalerie. «<lls n'auront ni mon cheval ni moi, » dit un officier de cuirassiers en voyant arriver l'ennemi; d'un coup de pistolet il renverse son cheval, d'un autre il se tue. Vingt pas plus loin, un colonel se brûle la cervelle. « Où donc allez-vous? dit un aide de camp à un général de brigade qui tournait la tête de son cheval du côté des Prussiens. Me faire tuer!» répond le général en enfonçant les éperons dans le flanc de sa monture et en se jetant tête baissée sur l'ennemi. Des soldats, que l'épuisement ou leurs blessures empêchaient de marcher, décidés à mourir plutôt que de se rendre, se fusillèrent, assuret-on, entre eux. La cavalerie prussienne courut et sabra jusqu'au jour; elle acheva la déroute. Les débris de nos régiments ne purent s'arrêter qu'au delà de la frontière.

La boue, sur la partie du champ de bataille où combattirent nos troupes, était si profonde et si tenace, que, le lendemain, on pouvait reconnaitre la position occupée par chaque carré et suivre la trace des principales charges. de cavalerie, à l'aide des empreintes marquées dans le sol par les pieds des hommes et des chevaux. Un grand nombre de nos fantassins y laissèrent leurs chaussures.

* Aujourd'hui directeur du dépôt de la guerre. (Note écrite en 1844.)

Les Anglais, après le combat, ramassèrent sur le champ de bataille et sur la route 6 à 7,000 prisonniers; le comte de Lobau, resté enfermé au milieu de Planchenoit, se trouva du nombre. Ces prisonniers furent à peu près les seuls de la campagne. Nos soldats n'en firent pas; les Prussiens n'accordaient aucun quartier; ils tuaient tout ce qu'ils pouvaient atteindre. Le général Duhesme, entre autres, fut massacré par eux dans la poursuite, à l'entrée de Genape, à près de deux lieues du champ de bataille. Il consentait à se rendre. L'officier auquel il présentait son épée s'en empara et lui passa la sienne au travers du corps'.

Effort héroïque de la Révolution armée, la bataille de Waterloo, malgré ses résultats, fut digne de la lutte sainte engagée vingt-trois ans auparavant par la France révolutionnaire contre l'Europe coalisée. Bien que formées à la hâte, et composées, pour moitié, de conscrits ou de volontaires enrégimentés depuis quelques semaines, les troupes qui livrèrent ce combat suprême se montrèrent les égales des plus vaillantes légions de la République et de l'Empire: elles comptaient cinquante-neuf mille combattants à Ligny; à Waterloo soixante-cinq mille; les Alliés perdirent près de SOIXANTE MILLE HOMMES. Jamais armée française, on le voit, ne porta des coups plus terribles. Fantassins, cavaliers, artilleurs de la ligne et de la garde, tous les soldats furent admirables; eux seuls, jusqu'à la dernière heure, ne commirent aucune faute. Le

La furie qui animait les soldats de Blücher et les nôtres, durant les quatre jours de cette campagne, survécut à la bataille du 18. Le jour suivant et le surlendemain, les blessés des deux nations, retirés dans les villages ou dans les fermes voisines du champ de bataille, luttaient encore sur les lits et sur la paille où ils étaient gisants; à défaut d'armes, ils se déchiraient avec les mains. Le 20, un habitant de Planchenoit rentre dans sa maison, qu'il avait abandonnée dans l'après-midi du 18. Son lit était occupé par deux moribonds restés sans soins depuis deux jours; il s'approche, et leur demande ce dont ils ont le plus besoin. L'un d'eux, blessé français, rassemble ce qu'il avait de forces, et répond : « Je voudrais un pistolet pour casser la tête à ce Prussien ! »

2 Nous étions 59,000 à Ligny; les Prussiens y avaient au delà de 90,000 combattants. A Waterloo, nos troupes se battirent, au nombre de 65,000 hommes,

plus grand nombre des officiers de troupe, les généraux encore jeunes, se montrèrent dignes de commander à de telles gens'. Mais les hauts chefs! mais Ney, le général Drouetd'Erlon, le maréchal Grouchy, le maréchal Soult, dans ses fonctions de major général! Leurs fautes, pendant ces quatre jours, furent si lourdes, que Napoléon a pu dire : «Tout a été fatal dans cette campagne et prend la teinte d'une absurdité. »

Étrange bizarrerie des événements humains! La catastrophe de Waterloo, malgré l'impéritie de plusieurs généraux et la torpeur de quelques autres, aurait cependant été changée en une éclatante victoire, sans un orage et sans une faute énorme du duc de Wellington. Si le sol avait été moins détrempé par les pluies, la bataille, commencée plusieurs heures plus tôt, aurait été gagnée avant l'arrivée de Bulow à Planchenoit ; alors l'intervention successive, isolée, des généraux prus siens, au lieu de sauver deux fois leur allié, aurait amené la complète destruction de leurs propres troupes. D'un autre

contre trois armées fortes ensemble de près de 160,000 soldats. Voici le chiffre des pertes des deux partis, les 16 et 18 juin, en tués ou blessés :

Français: A Ligny, 6,950; aux Quatre-Bras, 5,400; à Waterloo, 18,500; total, 28,850. Nous eûmes, en outre, à cette dernière bataille, 7,008 prisonniers.

Alliés Anglais, 10,980, et Hanoviens 2,757 (rapport de Wellington); légion allemande, 1,900; troupes de Brunswick, 2,000; troupes de Nassau, 5,100; Hollando-Belges, 4,156 (rapport du prince d'Orange); Prussiens. 35,132 (rapport du général Gneizenau). Total, 58,005. Ces troupes n'eurent point de prisonniers.

Si, le premier jour de la campagne, un lieutenant général et plusieurs of ficiers supérieurs avaient passé à l'ennemi, par un contraste qui caractérise le moment et les hommes, pas un seul des 115,000 sous-officiers et soldats qui franchirent la frontière n'a déserté. Un rapport que nous avons sous les yeux constate que dans le 4 corps (15,000 hommes), il n'y eut pas une seule faute de désobéissance à réprimer durant toute la campagne. Ce rapport ajoute que le 16, à Ligny, tous les officiers montés de l'ancienne division Bourmont eurent leurs chevaux tués sous eux, et qu'il serait impossible de désigner aucun des officiers supérieurs ou autres comme s'étant particulièrement distingué, parce qu'il faudrait les citer tous. « Le seul reproche à faire aux soldats, dit le rapport, serait de s'être jetés sur l'ennemi avec trop de fureur et d'abandon; plus de calme aurait épargné bien des braves gens. » Cette division, forte de 4,000 hommes, eut 1,200 hommes hors de combat. Il en fut de même pour la plupart des autres divisions de l'armée.

côté, la position de Mont-Saint-Jean, malgré sa force défensive, était on ne peut plus mal choisie. La première condition, pour un champ de bataille, est de n'avoir point de défilés sur les derrières, et Wellington s'était adossé à une forêt. Trois fois, dans cette journée, l'armée anglaise aurait opéré sa retraite, si la retraite lui avait été possible. Ce qui devait la perdre finit par la sauver. « Journée incompréhensible! concours de fatalités inouïes! s'écriait Napoléon dans sa prison de Sainte-Hélène, un an plus tard, le 18 juin 1816.... Ney, d'Erlon, Grouchy!... Y a-t-il eù trahison? N'y a-t-il eu que du malheur? Et pourtant tout ce qui tenait à l'habileté avait été accompli! Singulière campagne, où j'ai vu trois fois s'échapper de mes mains le triomphe assuré de la France! Sans la désertion d'un traître, j'anéantissais mes ennemis en ouvrant la campagne; je les écrasais à Ligny, si la gauche eût fait sou devoir; je les écrasais à Waterloo, si ma droite ne m'eût pas manqué. Singulière défaite, où, malgré la plus horrible catastrophe, la gloire du vaincu n'a point souffert, ni celle du vainqueur augmenté. La mémoire de l'un survivra à sa destruction; la mémoire de l'autre s'ensevelira peut-être dans son triomphe! >>

FIN DU TOME DEUXIÈME.

TABLE DES CHAPITRES

CONTENUS DANS LE TOME DEUXIÈME.

CHAPITRE PREMIER

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Départ de Louis XVIII de Calais; son arrivée à Compiègne; notes de M. de Talleyrand;
séjour du roi à Compiègne; réceptions; présentation des maréchaux; discours du prince
de Neufchâtel et du président du Corps législatif; réponses du roi. — Attitude du Sénat;
sa résistance; arrivée de l'empereur Alexandre à Compiègne; son entrevue avec le roi; ils
conviennent d'une déclaration de droits. Départ de Bernadotte de Paris. Arrivée de
Louis XVIII à Saint-Ouen. - Projet de déclaration apporté par M. de Talleyrand; discus-
sions; nouvelle intervention d'Alexandre; déclaration de Saint-Ouen; le roi reçoit le Sénat.
- Entrée de Louis XVIII à Paris; cortége; défilé; l'ex-garde impériale. — Composition du
ministère. Premiers embarras; essais de reconstruction d'ancien régime; les sollici-
teurs. — Ordonnance sur la marine; nombreuses créations d'officiers généraux et d'ofli-
ciers supérieurs. - Réorganisation de l'armée; création de la maison militaire du roi. - -
Commission de rédaction pour la Charte; ses délibérations les 22, 23, 24, 26 et 27 juin;

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