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le danger d'aborder franchement des questions qui touchent aux grands intérêts des nations. L'historien résolu de s'imposer une tâche semblable et de discuter impartialement des événements qui, pour appartenir à une génération précédente, n'en sont pas moins étroitement liés avec les combinaisons actuelles des différents cabinets, est contraint de faire abnégation complète de ses sentiments particuliers ou de ses intérêts personnels. Il faut qu'il se place en quelque sorte dans une sphère étrangère aux parties du globe dont il veut tracer les froissements.

Forcé par ma position à garder plus de ménagements qu'un autre, je me hasarde toutefois dans cette vaste et périlleuse arène; plein de confiance dans l'impartialité de mes juges contemporains, et dans les sentiments généreux des hommes-d'État qui me trouveraient en contradiction avec leurs vues.

Pour rendre un compte exact des opérations politiques depuis Charles-Quint, c'est-à-dire, depuis la découverte de l'Amérique, il faut savoir adopter un point de vue juste, entre les principes stricts du droit public, la nécessité des temps, et les passions des hommes. Il ne faut pas croire que tout système d'agrandissement soit un attentat au droit des gens, mais il ne faut pas croire non plus que tout se justifie par le succès.

Chaque nation a été signalée à son tour par une po-* litique ambitieuse; il n'est pas besoin pour cela de remonter à Charlemagne ou aux Romains.

Sous le règne de Philippe II, la monarchie espagnole déploya un esprit de domination menaçant; on n'a pas oublié que les fameuses bandes venaient jusqu'aux portes de Paris, et régnaient en Hollande.

Depuis Charles-Quint, et Ferdinand son successeur, la maison d'Autriche n'a fait qu'une guerre défensive, celle de Charles VI; toutes les autres ont été des guerres provoquées pour son agrandissement et par le désir constant d'acquérir une prépondérance décidée sur le continent.

Louis XIV ne s'est pas distingué par sa modération, et Napoléon a fait une triste expérience de ce que peut produire une ambition démesurée.

Depuis l'établissement de la monarchie prussienne, la maison de Brandebourg n'a pas manqué une occasion de s'agrandir; elle n'a pas été constamment scrupuleuse sur les moyens.

Nous nous dispenserons de rappeler ici tout ce que l'Angleterre a excité de haines et de guerres pour étendre et affermir son empire absolu sur les mers et son influence sur le continent. Les discours de Chatam, comine les vastes plans de son fils, sont encore présents à la mémoire de tout le monde; et les résultats de la politique nationale sont trop évidents pour exiger des commentaires.

La Russie a fait comme les autres pour étendre sa puissance; mais elle n'a rien fait de plus, au moins depuis qu'elle a pris rang parmi les grandes nations civilisées. On a sonné l'alarme contre sa politique, parce qu'il fallait détourner sur elle les passions que l'on craignait d'attirer sur soi-même, et, loin de blâmer cette prévoyance, on la trouvera tout aussi naturelle que le soin avec lequel l'Angleterre a semé la discorde sur le continent, en dirigeant les esprits sur les dangers que courait l'équilibre politique.

Le désir de se fortifier, et même de s'agrandir, est

TOM. I.

dans l'esprit de tous les temps, de tous les peuples, et dans la politique de tous les gouvernements. Pour rendre ces projets légitimes, il suffit de leur donner une bonne direction, de leur imposer de justes bornes, et de les mettre en harmonie avec les vrais intérêts de leurs administrés, avec leurs moyens d'exécution, c'est-à-dire, avec l'état intérieur et extérieur de leur nation.

Un prince qui cherchera à étendre successivement son influence, sa prépondérance, son commerce, sa marine et la prospérité de ses peuples, pourra le faire sans être comparé à un Gengiskan, à un Tamerlan. Il y aura une grande différence entre un tel prince et un conquérant qui attaque tout, qui veut tout renverser, tout soumettre, sans s'arrêter ni aux moyens qu'il emploie, ni aux malheurs qui en peuvent résulter pour la nation que la providence l'a appelé à gouverner.

Si la base des opérations de tous les cabinets consiste donc à étendre le rayon de leur puissance effective et relative, sans causer à l'humanité des commotions trop violentes, la science du gouvernement en politique se bornera à trois points essentiels. 1' Éviter d'armer contre soi les passions de tous les peuples. 2° Profiter au contraire de toutes les circonstances favorables pour faire des acquisitions avantageuses, et pour intervenir dans les querelles de ses voisins. 3° Maintenir chez ses voisins l'état relatif dans lequel on se trouve avec eux, en ayant soin d'empêcher l'élévation qui pourrait être nuisible, et l'abaissement qui pourrait le devenir aussi. Une telle politique, lorsqu'elle ne sera pas accompagnée de moyens odieux, pourra toujours être considérée comme honorable et utile; elle se trouvera légi

time, quelle que soit l'importance des conquêtes qui pourraient en être le résultat.

En retraçant les événements des derniers siècles, il est impossible de ne pas parler de l'agression de Louis XIV contre la Hollande, de la conquête de la Silésie par Fréderic II, du partage de la Pologne, enfin de l'invasion de l'Espagne par Napoléon. Et, sans vouloir s'arrêter aux diverses nuances de légitimité ou de véritable intérêt que chacune de ces entreprises pourrait offrir, on doit avouer que le partage de la Pologne est encore une de celle dont le but serait le plus facile à justifier, au moins pour ce qui concerne la Russie. Une grande nation méditerranée qui, se trouvant séparée de toute l'Europe par une république turbulente, cherche à s'ouvrir des relations directes avec les grands États européens aux dépens de cette république, suit l'impulsion naturelle qui lui a été tracée par ses intérêts. En échange, il paraîtra tout aussi simple que cette république s'oppose à ses agresseurs, et que ses alliés naturels viennent à son secours (1). L'historien, en parlant de la lutte qui résultera de cet état de choses, ne pourra se dispenser de se placer dans la situation de la puissance dont il analysera les alliances, dont il tracera les négociations et les entreprises; il ne serait sans cette noble indépendance qu'un écrivain à gages, un mercenaire indigne de traiter un sujet aussi important. Quel homme, en effet, pourrait blâmer le zèle et l'éloquence patrio

(1) L'agrandissement de la Russie aux dépens de la Pologne est trop naturel pour qu'il ne soit pas légitimé en quelque sorte par la grandeur de l'intérêt qui y était attaché; mais il n'est pas aussi facile de démontrer que, dans cette occasion décisive, chacun ait agi aussi habilement que Catherine.

tique du célèbre Chatam ou d'un Mokronousky, et louer au contraire l'administration d'un cardinal Dubois ou ou d'un duc d'Aiguillon.

Je terminerai donc ces réflexions en rappelant à mes lecteurs que pour apprécier mes observations, il est indispensable qu'ils se dépouillent comme moi de toute prévention nationale, et qu'ils se reportent en outre au temps où les faits se sont passés.

S'il faut juger les opérations auxquelles toutes les nations ont pris part, d'après les avantages réels et légitimes qu'elles pouvaient se promettre d'en tirer; si cet intérêt particulier de chacune d'elles doit être le type sur lequel on doit apprécier les entreprises de ses chefs, de ses ministres et de ses négociateurs; il existe néanmoins un petit nombre de problèmes généraux dont la solution appartient à toute l'Europe, qui sont rattachés aux intérêts de tous les gouvernements, et qu'on ne peut envisager que sous un seul point de vue juste. Tels sont, par exemple, les principes sur les droits des neutres, sur un équilibre maritime et sur la balance politique du continent. Chaque homme raisonnable dira volontiers avec les Anglais, point de monarchie universelle ; mais il faut s'écrier aussi avec tous les Européens, point d'empire absolu sur les mers, point de blocus continental! Si ce vœu des peuples ne pouvait pas être réalisé ; si, pour mettre des bornes à l'abus du pouvoir maritime, il faut des flottes, des amiraux, des matelots, ce cri, impuissant dans les circonstances actuelles, n'en doit pas moins être le cri de ralliement de la politique européenne. Il a été une époque aussi où la balance du continent semblait un songe, où ce système était traité de chimère, et où les éloquentes dissertations

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