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réclamations qui semblaient justes, et auxquelles le ministère anglais opposa la force des baïonnettes; une révolte générale fut le résultat de cet abus de pouvoir, et les hostilités commencèrent dès 1775, entre les Anglais d'Europe et ceux de l'Amérique. L'indépendance fut proclamée le 5 juillet 1776. La guerre commença alors dans toutes les règles, et les succès furent balancés pendant deux ans entiers.

Le ministère de Louis XVI avait là une trop belle occasion de se venger de l'humiliation du traité de Paris, pour ne pas en profiter; on a reproché néanmoins à M. de Vergennes d'avoir inutilement violé le premier principe des gouvernements monarchiques, en soutenant ouvertement des peuples révoltés. On a dit qu'il suffisait de déclarer la guerre aux Anglais, et de la pousser avec vigueur pour que les Américains s'affranchissent par eux-mêmes du joug britannique; et qu'il devenait inutile de se compromettre en traitant avec eux. Ce raisonnement paraît assez spécieux; mais dans le fait, la violation du principe établi n'était que masquée, et l'histoire fournit un trop grand nombre de mesures semblables, pour que la politique de M. de Vergennes soit difficile à justifier.

Le gouvernement français balança pendant quelque temps sur le parti qu'il adopterait, ou plutôt il gagna par des négociations indirectes le temps de faire ses préparatifs. Ces délais lui ont été aussi imputés comme une faute, et il semble en effet que la déclaration de guerre aurait pu se faire dès 1776. Le désastre essuyé par les Anglais aux ordres du général Burgoyne, qui capitula à Sarratoga avec les restes d'une armée de dix mille hommes, décida enfin le cabinet de Versailles au

traité qui fut signé par les Américains en février 1778, et la guerre fut déclarée à l'Angleterre au mois de mars. Un an après, l'Espagne y prit une part active, et les négociations de M. de Vergennes à ce sujet, quoiqu'elles fussent une suite immédiate du pacte de famille, peuvent être considérées comme une époque honorable de la diplomatie française.

Cette circonstance seule semblait pouvoir rétablir la balance maritime de l'Europe, et si la Hollande, revenue à ses véritables intérêts, fut assez prudente pour en profiter, elle ne fut cependant ni assez habile ni assez ferme pour mettre dans cette balance un poids décisif qui assurât pour jamais l'indépendance des mers.

Les résultats de cette ligue prouvèrent toutes les fautes que les trois nations avaient commises au commencement du siècle. Malgré quelques fausses directions dans l'emploi des forces, la guerre fut glorieuse. Les escadres françaises et espagnoles se réunirent le 25 juin 1779. Cette flotte redoutable, forte de 66 vaisseaux de ligne et d'un nombre proportionné de bâtiments du second ordre, porta la terreur pendant deux mois sur les côtes d'Angleterre, tandis qu'une armée était prête à s'embarquer sur celles de France. Mais au lieu de faire quelque entreprise digne d'un si grand armement, ces flottes errèrent des mois entiers dans le canal de la Manche, sans but déterminé; elles perdirent ainsi dans cette croisière un grand nombre de malades. Cependant elles dominaient la mer, et l'amiral d'Estaing tenait avec 25 vaisseaux de ligne, la garde assurée des Antilles.

La guerre, commencée sous de si heureux auspices, fut une lutte honorable; mais on n'en tira pas tous les

avantages qu'on s'était promis, parce que les opérations ne furent pas toujours bien dirigées : on perdit de vue le point décisif, la ruine des flottes et des chantiers ennemis, tandis qu'on occupa des forces immenses à assiéger Minorque et Gibraltar. Si un homme comme Suffren, Lamotte-Piquet on Duquesne, avait commandé les grands armements de 1779, c'en eût été fait de la suprématie anglaise.

Néanmoins, le pavillon des alliés se montra avec honneur sur l'Océan et la Méditerranée. D'Estaing conquit Grenade et Saint-Vincent, et seconda les opérations des Américains. La Dominique, le Sénégal, Tabago furent enlevés successivement aux Anglais. Les Espagnols leur prirent Pensacola et toute la Floride occidentale, point de la plus haute importance dans les stations du golfe mexicain, puisqu'il est au centre des communications des États-Unis avec le Mexique et autres possessions espagnoles. Minorque fut pris par le duc de Crillon, et, pour le malheur des alliés, Gibraltar fut assiégé sériensement par terre et par mer : enfin, une escadre française débarqua le général Rochambeau avec un corps d'élite de six mille hommes sur le continent américain, et ce corps, réuni à Washington, conquit à New-Yorck l'indépendance des États-Unis.

Le comte de Guichen, à la tête d'une flotte de 23 vaisseaux, livra deux combats au célèbre Rodney, et si aucun parti ne put s'attribuer la victoire, l'amiral français y eut plus de droits que son adversaire. C'était beaucoup d'avoir lutté, à chances égales, contre la réputation de ce marin et contre des escadres toujours victorieuses. Enfin, malgré l'échec essuyé par la marine espagnole au cap Saint-Vincent, et celui du comte de Grasse à la

Dominique, qui empêcha la prise de l'importante colonie de la Jamaïque, la supériorité des alliés se maintint en Europe et en Amérique. Essequebo, Demerari, Surinam, perdues par les Hollandais, furent reprises par une escadre française, aux ordres de Kersaint; Bouillé prit d'assaut l'île de Saint-Eustache, et peu de temps après le poste plus important de Saint-Christophe.

Suffren ne fut pas moins redoutable aux Anglais dans l'Inde. Victorieux dans cinq combats, et secondé par Hyder-Ali, sultan de Mysore, et par son fils Typpoo, ce grand homme aurait assuré l'indépendance de ces contrées, si on ne l'y eût pas envoyé un peu tard, et s'il eût été renforcé par une partie des moyens immenses, accumulés inutilement devant Gibraltar. Une paix prématurée vint lui arracher les fruits de la victoire qu'il avait remportée le 20 juin 1783 devant Gondelour, pour secourir cette place dans laquelle ses alliés étaient assiégés.

Cette paix de Versailles, conclue au moment où il aurait fallu prolonger la lutte et la pousser avec le plus de vigueur, consacra néanmoins l'indépendance des États-Unis, la restitution de Minorque et de la Floride à l'Espagne, enfin la remise de Tabago à la France.

Si les hostilités avaient duré un an de plus, et si pour leur donner un but convenable, une partie des forces de terre et de mer, employées à jeter sans succès des bombes contre le rocher de Gibraltar, eussent été envoyées à Suffren pour décider l'affranchissement du continent indien; enfin, si Grasse eût été plus habile ou plus heureux dans l'entreprise sur la Jamaïque, pour la réussite de laquelle on avait rassemblé de si grands

moyens, la supériorité des mers et le commerce du monde eussent été acquis au continent, et acquis probablement pour toujours.

Malgré toutes ces fautes, on obtint, par le traité de Versailles, des avantages qui, avec le temps, auraient conduit les puissances de l'Europe à un véritable équilibre politique et maritime. Tout, à cette époque, semblait présager le triomphe de ce système si nécessaire au bien-être européen, car au même instant où l'Angleterre était menacée, Catherine avait rendu un service éminent à la cause commune des nations, en dictant l'acte de la neutralité armée de 1780, et en y faisant accéder les puissances du Nord et la Hollande (1). En persévérant dans une marche qui avait produit de si heureux résultats, on aurait pu espérer de mettre, lors de la première guerre, un terme définitif à la prépondérance anglaise, si la révolution de France n'était pas venue renverser toutes les idées des nations, tous les intérêts de leurs chefs, toutes les combinaisons de leurs cabinets. De ce volcan épouvantable, nous avons vu sortir, au milieu des torrents de sang, la domination universelle des Anglais sur les mers, la conquête de tous les points maritimes et militaires qui peuvent assurer cette domination, l'empire de l'Inde, le monopole du monde, et une influence menaçante sur le continent. L'examen et le développement des causes impor

(1) Cet acte de Catherine a trouvé beaucoup de détracteurs; sans doute, il ne suffisait pas à lui seul pour soutenir les grands principes qui y étaient proclamés. Mais on ne peut se dissimuler qu'il offrait de grands avantages, lorsqu'il pouvait être appuyé par toutes les forces de l'Europe réunies, c'est-à-dire, par 200 vaisseaux de ligne.

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