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En admettant donc ces deux vérités politiques comme les bases autour desquelles viennent se rallier tous les intérêts des nations pendant le 18° siècle, il sera facile de s'assurer que, depuis Guillaume III, l'Angleterre seule a marché constamment et par tous les moyens possibles à son but, et qu'elle s'est servie du système de la balance continentale comme d'une pomme de discorde qui devait déchirer l'Europe et lui faire oublier l'intérêt bien plus grand d'une balance maritime. Tous les autres cabinets au contraire ont varié dans leur marche et dans leurs systèmes, tous ont commis plus ou moins de fautes à des époques différentes. La France elle-même a été loin d'en être exempte, Louis XIV le premier fournit des armes à la haine de Guillaume, par par son invasion de la Hollande, par ses agressions multipliées envers ses voisins; et la France dut paraître d'autant plus redoutable qu'alors l'Angleterre l'était moins. Si Louis et la Hollande s'étaient entendus à cette époque, on aurait pu poser les bases de liens indissolubles entre les deux nations, et la suprématie insulaire n'eût jamais existé; c'était par une ligue franche et sincère de tous les peuples intéressés, et non par un despotisme continental, qu'il fallait éviter le despotisme maritime.

La Hollande commença, par la triple alliance en 1668, ce funeste système de rivalité qui a fondé le pouvoir insulaire, et qui a été la cause première de tous les démêlés impolitiques que la France eut à soutenir ensuite contre les Provinces-Unies. A cette époque, il est vrai que la triple alliance pouvait paraître excusable par la situation dans laquelle l'Espagne et la France se trouvaient alors relativement à l'Angleterre; celle-ci ne

songeait pas même au rôle qu'elle devait jouer de nos jours, elle ne cherchait qu'à se maintenir et s'estimait heureuse d'atteindre au même rang que ses deux rivales.

Cependant si cette considération peut pallier la faute des Hollandais, elle n'est pas sans réplique. Il me semble au moins qu'une alliance avec la France aurait pu remplir beaucoup mieux le but que cette république de marchands devait se proposer; car elle lui aurait assuré des colonies, son commerce lointain, et son immense commerce d'entrepôt entre le nord et le midi de l'Europe : l'Angleterre par sa position géographique pouvait seule lui enlever ces avantages, et particulièrement le dernier. L'acquisition de quelques morceaux du Brabant, que l'on contestait à Louis XIV, et la cession de la Franche-Comté, que l'on exigeait de lui, ne devaient pas faire préférer la haine éternelle de ce prince à des relations d'amitié auxquelles les deux nations ne pouvaient que gagner.

Cette triple union fut le prétexte ou plutôt la cause de l'agression non moins impolitique de Louis XIV, qui ne pardonnait pas à la République d'avoir voulu lui imposer des bornes. Les drapeaux franais furente arborés jusque sur les digues à la vue d'Amsterdam, et si M. de Pomponne était parvenu à rendre Louis raisonnable, et à lui faire accepter la paix que le grand-pensionnaire de Witt lui offrait, peut-être que le règne de ce monarque aurait fini par un équilibre maritime, et que jamais armée française n'aurait été appelée à envahir de nouveau une république dont l'existence et la prospérité lui étaient avantageuses.

Cette invasion de 1672 valut à Louis les deux guerres acharnées que Guillaume lui fit jusqu'en 1713, et la

part active que la Hollande y prit. La dernière de ces guerres surtout ne peut être expliquée que par l'examen des passions qui la provoquèrent et l'entretinrent. l'Angleterre seule devait y trouver son intérêt. La paix d'Utrecht vint mettre un terme au bouleversement général de l'Europe; la Hollande n'en retira point un avantage proportionné à ses sacrifices et à l'importance qu'elle avait espéré d'acquérir. Le traité des barrières ne lui en donna pas d'aussi sûres que celles qu'elle aurait ob

tenues en réunissant ses intérêts à ceux du cabinet de Versailles. Mais si la politique hollandaise, à cette époque trop célèbre, était susceptible de justification par le caractère de Louis et de son ministre Louvois, par l'état encore modeste des îles britanniques, aucun raisonnement humain ne peut faire comprendre pourquoi la république ne changea pas de système, quand les circonstances, changeant elles-mêmes, lui en firent une loi impérieuse.

Lorsque Louis eut emporté au tombeau les projets ambitieux qu'on lui attribuait; lorsque la marine espagnole eut essuyé, au cap Passaro, un désastre équivalant à celui de la Hogue; enfin, quand le règne dégoûtant du régent eut fait place à l'administration trop faible sans doute, mais modérée et juste du cardinal de Fleury, comment les Hollandais purent-ils continuer à être les agents directs de l'accroissement de la puissance anglaise; comment un peuple calculateur put-il prodiguer son or, grossir sa dette, verser son sang pour des intérêts diamétralement opposés aux siens? En vain chercherait-on, dans toutes les combinaisons commerciales et politiques, rien qui puisse expliquer le système adopté par le cabinet de La Haye. Si les passions l'avaient

elles n'auraient

pas
dû sur-

jeté dans une fausse route, vivre au prince qui les excita.

La marche politique de l'Espagne pendant cette même période, ne dut pas paraître moins surprenante. Le cabinet de Madrid, après la sanglante guerre de la succession, n'avait pas d'abord répondu aux espérances que la France pouvait avoir fondées sur l'alliance de famille. L'étrange conduite du régent, celle non moins extraordinaire de Philippe V et du ministre Alberoni, causèrent une rivalité funeste aux deux nations, dont l'alliance éternelle semblait devoir être cimentée par les grands sacrifices qu'elles venaient de faire l'une et l'autre pour la même cause.

Je ne sais trop à qui la faute de cette rivalité doit être attribuée, mais il est certain qu'elle fut d'autant plus funeste que, dans le moment où il fallait recréer les marines des deux empires, elle leur porta un coup mortel. Il paraît que les projets du cardinal d'Alberoni, et ses intrigues pour exciter Philippe contre le régent, furent connues de ce prince, et le portèrent à faire des démarches pour renverser le ministre. Ces petits moyens, indignes de la politique de deux grandes nations, furent déjoués; mais ils suscitèrent entre les deux gouvernements une haine implacable. Cette animosité eut des suites incalculables, car elle détruisit non-seulement les espérances qu'on avait conçues, avec quelque raison, d'une alliance naturelle, fortifiée encore de tous les prestiges des liens de famille; mais elle fit encore de ces liens même, la cause d'actes hostiles, aussi révoltants en eux-mêmes que les résultats en étaient déplorables pour les nations qui en devinrent les victimes.

ΤΟΠ. Ι

3

Le régent, redoutant les prétentions que Philippe pourrait former au trône de France, se jeta dans les bras de l'Angleterre : peut-être s'en serait-il tenu à cette faute, si Alberoni n'avait pas voulu se venger des démarches faites pour le chasser du ministère, et s'il n'avait pas cherché à attenter à l'autorité et même aux jours du duc d'Orléans. Mais la conspiration de Cellamare renversa toutes les combinaisons ; dès-lors le régent ne garda plus de mesures, toutes les convenances furent foulées aux pieds; la France ne laissa pas seulement l'Espagne aux prises avec l'Angleterre, et ne se borna pas à rester spectatrice impassible du désastre de la marine espagnole au cap Passaro : le régent fit plus; entraîné par ses passions et par Dubois, qui s'était vendu à l'Angleterre (1), il ne rougit pas de faire la guerre à Philippe V. Des troupes françaises pénétrant même en Biscaye, détruisirent les chantiers espagnols, brûlèrent des vaisseaux, de concert avec les Anglais. Quels résultats de la sanglante guerre de la succession! Quelle leçon pour les peuples et pour ceux qui sont appelés à les régir!

Le renvoi d'Alberoni put seul éteindre cette guerre, allumée par l'imprudence et par des sentiments de haines personnelles, indignes de grands princes.

La mort du régent et l'avénement de Louis XV au

(1) L'opinion générale accusa le cardinal d'avoir été vendu aux Anglais; on a cru le justifier en disant qu'un premier ministre disposant des trésors de France, n'avait pas besoin de pensions étrangères, et ce raisonnement semble plausible. Sa liaison étroite avec les Anglais était toutefois assez extraordinaire pour l'impu ter aux guinées, car dans le mauvais état où se trouvaient les finances de France, il eût été peut-être difficile de cacher de grosses dilapidations.

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