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d'Ancillon étaient mises à côté des rêves de l'abbé de Saint-Pierre sur la paix perpétuelle. Si les éléments de la souveraineté des mers sont différents des éléments de la puissance de Napoléon sur terre, ils ne sont pas plus que celle-ci à l'abri de l'influence du temps: les peuples mêmes qui semblent aujourd'hui former la pierre fondamentale de cette souveraineté, lui porteront peutêtre les premiers coups. En attendant, tout système, toute mesure, toute alliance, qui pourrait accélérer cette révolution, doit être le but constant des cabinets, comme la base des jugements de l'histoire.

Il est temps de passer au tableau que nous avons annoncé, et que nous diviserons en deux sections, pour le rendre moins confus.

1° Des puissances méridionales et maritimes.

Depuis la fin du dix-septième siècle la politique des nations devait reposer sur deux bases, ou, pour mieux m'exprimer, elle n'offrait que deux alternatives au choix des cabinets.

La première était de diriger toutes les vues des puissances du continent vers le maintien d'un équilibre politique; je ne crois pas devoir développer ici ce système, qui est assez connu, et dont Ancillon nous a tracé les combinaisons avec un talent si supérieur qu'il serait téméraire de vouloir traiter cette question après lui.

La seconde alternative était de considérer l'influence d'une puissance sur le continent comme utile aussi longtemps qu'elle se renfermerait dans de justes.

bornes, et qu'elle aurait pour but de rallier tous les intérêts européens pour l'établissement d'un équilibre maritime, colonial et commercial; afin que les sources de richesse, de prospérité, d'industrie, fussent également partagées entre les nations, et ne pussent jamais devenir le patrimoine exclusif d'un seul peuple.

Cette vérité, qui n'a été que trop méconnue par tous les cabinets, ou dont ils ont du moins négligé l'application, démontre, suivant moi, un axiome politique non moins important: C'est que pour l'intérêt et l'honneur du monde, pour la répartition égale des avantages commerciaux et le libre parcours des mers, il faudrait que la plus grande force maritime appartînt à une puissance située sur le continent, afin que, si elle voulait en abuser, on pût la forcer, par une ligue générale sur terre, à revenir à un système de modération, de justice et de véritable équilibre. Aussi longtemps que la suprématic maritime appartiendra à une puissance insulaire, on ne pourra en attendre qu'un monopole et un despotisme outrageants. Cette idée ne sera pas neuve pour bien des hommes-d'État, mais je ne crois pas néanmoins qu'elle ait été consignée dans aucun ouvrage publié jusqu'à ce jour; elle a bien moins encore servi de point de vue directeur à la politique des cabinets, qui, à l'exception de celui de Londres, eussent été cependant tous intéressés plus ou moins à la faire prévaloir.

Le célèbre Guillaume d'Orange paraît être le seul qui ait saisi cette double combinaison politique, car il attacha tous ses soins à diriger l'attention des puissances européennes sur l'équilibre continental, qui n'était qu'en seconde ligne dans les grands intérêts du monde, et qui eût été toujours plus facile à établir qu'un équi

libre maritime,si l'un ou l'autre venait à être rompu, Ce prince habile arma toutes les passions contre la France, et s'il faut convenir que Louis XIV lui en fournit plus d'une fois les occasions et les moyens, il faut avouer aussi que les vues étroites de plusieurs gouvernements le secondèrent bien mieux qu'il n'aurait pu l'espérer. Depuis le célèbre acte de navigation rendu par Cromwell, en 1651, la marine anglaise avait commencé à prendre une supériorité qui ne tarda pas à devenir effrayante. Une nation de douze millions d'habitants, insulaire, et dont tout individu était par conséquent marin né; que son isolement du reste de l'Europe mettait à l'abri de toute querelle de la part de ses voisins; qui pouvait par là diriger toutes ses vues vers l'accroissement de ses forces maritimes; à qui cet accroissement permettait à son tour d'entreprendre les expéditions lointaines les plus difficiles, ne devait pas manquer, par une telle accumulation de moyens, d'obtenir tôt ou tard une suprématie décidée, si on ne l'arrêtait pas à temps.

Cette nation était donc menaçante pour le commerce et la prospérité de toutes les puissances européennes, car elle offrait une masse de moyens maritimes, supérieure à tous ceux des autres prises isolément.

Les suites infaillibles que devaient entraîner les fatales journées de la Hogue et de Vigo, auraient dû éveiller l'attention de tous les gouvernements que leurs passions avaient engagés dans une ligue dont l'ambition de Louis XIV ne fut que le prétexte, et qui devint le premier degré du trône maritime de l'Angleteterre (1).

(1) On trouvera dans le cours de ce chapitre une opposition sou

L'Autriche était à cette époque la puissance méditerranée qui marquait le plus dans les affaires de l'Europe; on peut encore concevoir qu'elle alliât ses intérêts à ceux de l'Angleterre pour abaisser la France et pour augmenter l'influence de la maison impériale en Italie et en Allemagne. Cependant il serait possible de démontrer qu'une politique différente n'aurait pas été si éloignée qu'on le croit des vrais intérêts de l'Autriche. Si le cabinet de Vienne avait protégé les efforts de la France, et aidé l'établissement de sa prépondérance maritime sur les Anglais, il aurait ainsi acquis sa part à la liberté du commerce, à l'augmentation des richesses et de la prospérité des peuples du continent; mais, ce qui était bien plus important encore, il aurait dirigé la moitié de la population de la France, dans les colonies lointaines, ce qui eût diminué son activité dans les guerres continentales (1). Enfin, si le ministère autrichien avait songé que ses bataillons fussent intervenus dans toutes les affaires coloniales des trois parties du monde, dès

vent réitérée à la domination des Anglais. Je ne suis guidé dans ces réflexions par aucun sentiment national ou personnel; un Suisse doit estimer la nation anglaise, et peut trouver tout simple qu'elle ait cherché à dominer sur les mers; mais un Européen doit trouver aussi qu'il y aurait plus de bien-être et d'indépendance réelle sur le continent, si l'équilibre maritime existait.

(1) On objectera peut-être que la France, réunissant une grande force maritime à sa puissance continentale, aurait été dangereuse pour l'Europe. Je crois que l'exemple de l'Espagne suffira pour prouver que des vastes possessions lointaines et une grande marine énervent les forces sur le continnent. La France n'a jamais été plus plus redoutable pour ses voisins que quand elle a cessé de l'être sur mer et dans l'Inde.

l'instant où la prépondérance maritime eût été assurée à une puissance continentale, il est probable qu'on aurait pu le décider à vivre en bonne intelligence avec la France, aussi longtemps que celle-ci se fût bornée à diriger ses efforts vers la supériorité maritime, sans vouloir asservir le continent.

Mais en admettant même, comme on l'a déjà fait obser. ver, que l'Autriche pût avoir un intérêt plus direct à seconder la cause des Anglais, jamais la Prusse, la Hollande, l'Espagne, l'Italic, le Danemark et la Suède, n'auraient dû se départir du système d'alliance avec la France; et la Russie même, depuis qu'elle a pris une part si active dans les affaires de l'Europe, en donnant des rois et des lois à la Pologne, devait se convaincre de cette vérité: Qu'ilfallait aider la France à réduire l Angleterre à un rôle secondaire; qu'alors seulement l'équilibre maritime, la répartition égale du commerce et des colonies existerait (1), parce que la France pourrait être obligée, par une ligne générale sur terre, à respecter les droits des nations; que par ce moyen seul les colonies appartenant à chaque peuple eussent pu lui être garanties par toutes les puissances, aussi bien que les principes sacrés du respect des neutres et la liberté du commerce dans tous les comptoirs de l'Inde et de l'Amérique.

(1) Il paraît que Catherine et son ministre Panin furent guidés par des vues semblables, lorsqu'ils firent l'acte de neutralité armée de 1780, et le traité de commerce de 1787. Les fureurs révolutionnaires vinrent détruire tous les résultats de cet ouvrage. Au reste, je crois devoir rappeler à mes lecteurs qu'il est question ici de la France modérée, entendant ses vrais intérêts, et non de la France conquérante, ou voulant tout asservir. Elle a eu quelquefois cette fureur, mais ses ennemis la lui ont supposée trop sou~ vent.

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