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Dès lors le sentiment de leur propre sûreté prévalut dans ces cœurs ulcérés sur l'attachement qu'ils portaient à leur sol natal, et les décida à passer à l'étranger. Les sinistres journées de Versailles mirent le comble à l'exaspération des Français attachés inviolablement à leur roi, aux institutions monarchiques, et durent multiplier encore le nombre des émigrants. C'était, dans ces temps, une sorte de loi fondamentale de la monarchie, que tout noble se devait corps et biens au service de son roi, représentant des intérêts de tous les Français indistinctement (1).

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(1) Par le temps où nous vivons, nous ne saurions avoir une idée nette de ce dévouement de l'ancienne noblesse française à ses monarques; et, pour la rendre plus claire, pour la mettre plus à portée des idées de la génération 'présente, nous avons cru devoir rapporter ici un passage de l'ouvrage de Hallam, l'Europe au moyen âge, où cette question se trouve présentée sous le jour le plus vrai; et certes, ce n'est pas Hallam qu'on pourra jamais taxer d'un respect superstitieux pour la royauté de race. L'auteur fait remonter l'origine de ce sentiment jusqu'au temps de la féodalité, des devoirs réciproques du vassal envers soh seigneur suzerain, du seigneur envers son vassal, et il poursuit en ces termes : « De «< ces sentiments, engendrés par la relation féodale, naquit ce sentiment « particulier de respect et d'attachement personnel à l'égard du souverain, « que nous nommons fidélité, aussi différent de la dévotion stupide des << esclaves d'Orient, que du respect abstrait que les citoyens libres por« tent à leur premier magistrat. Des hommes qui avaient été habitués à jurer fidélité, à faire profession d'obéissance, à suivre, en temps de « paix, comme en temps de guerre, un supérieur féodal et sa famille, transportèrent facilement la même soumission au monarque. C'était un «< sentiment si puissant, qu'il pouvait faire endurer aux hommes les plus « braves les mépris et les mauvais traitements de leur souverain, et leur « faire déployer tous leurs efforts et toute leur énergie pour un homme qu'ils n'avaient jamais vu, et qui n'avait peut-être pas des qualités es<< timables. Dans les âges où l'on ignorait les droits politiques de la com«munauté, ce sentiment était le grand principe conservateur de la << société ; et de nos jours, quoiqu'il ne fasse plus que concourir avec d'au<< tres principes, il est encore indispensable à la tranquillité et à la stabi<«<lité de toute monarchie. Sous un point de vue moral, la fidélité n'a

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D'une autre part, les patriotes qui se disaient purs et qui partageaient toutes les passions des députés révolutionnaires, n'entendant pas mettre en ligne de compte les motifs qui forçaient les propriétaires nobles à fuir lours foyers domestiques, anathematisaient ces autres Français qu'ils appelaient transfuges, traîtres à leur pays, et ne songonient qu'à exercer leur vengeance sur eux, en acobiant leurs familles des plus durs traitements, en provegisent à leur egard les lois, les règlements les plus barberox. Ce fut à ce propos que Lally-Tollendal, dans la Anse dos emigres qu'il publia quelques années après, Rissa tomber les paroles suivantes : « Si l'on m'a chassé à *san armee de ma maison, ai-je le droit de me la rou« vrir à main armée? Si ma famille a été, comme moi, wasser, bannie, dépouillée, est-ce un devoir pour moi a d'aller conquérir son toit, sa subsistance? Si elle a été « massacree, ai-je le droit de la venger sur ses oppres«seurs? — La justice ne me donne-t-elle pas ce droit? « la nature ne m'impose-t-elle pas le devoir d'appeler le « ciel et la terre à son secours, de crier à tous les hommes * et à tous les gouvernements : Des bras! des armes ! et « que j'aille arracher ma mère, ma femme, mes sœurs, << mes filles, aux couteaux des assassins qui s'apprêtent « à les déchirer (1).

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« peut-être guère moins de tendance à épurer et à élever le cœur que le << patriotisme lui-même. »

(1) Ces accents d'une profonde douleur, que l'horreur de la situation des royalistes en France en face de la révolution triomphante, implacable dans ses ressentiments, arrachait à Lally; cette apologie, en un mot, des émigrés, était toute gratuite. Il n'a jamais été intéressé personnellement dans la cause qu'il défend avec tant de chaleur. S'il s'était dé

Le souvenir tout palpitant encore des immenses sacrifices que l'ordre de la noblesse avait faits à la classe la plus nombreuse des habitants de la France, notamment dans la fameuse séance du 4 août de l'assemblée, le souvenir de cette séance devait d'autant plus exaspérer les propriétaires nobles, victimes de toutes ces énormités. « Voilà, disaient-ils dans leur douleur, voilà donc << le prix du dévouement de nos représentants à la cause « du peuple! » Et nous ne saurions assez faire observer à nos lecteurs que pour considérer sous le point de vue le plus juste, le plus vrai, la situation d'un parti, d'une caste, dans les troubles politiques, il faut nous transporter en idée au milieu de cette caste, de ce parti, nous mettre en contact, pour ainsi dire, avec les sentiments, les anxiétés, les passions qui les agitent, avec leurs préjugés même; mettre en ligne de compte également tous genres d'influence dont on se servait pour jeter dans ce ferment de nouveaux aliments de trouble.

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Si les révolutionnaires employaient tous les moyens dont ils disposaient pour enflammer les esprits, les enthousiasmer en faveur de la révolution, les royalistes purs ne restaient pas spectateurs oisifs de toutes ces menées. On établissait à Paris et dans les principales villes de province des bureaux pour hâter l'émigration. On mettait en jeu tous les ressorts pour pousser les nobles

cidé, comme tant d'autres, à passer à l'étranger, il n'a jamais servi dans les armées des princes ni dans l'armée de Condé, qui ont fait la guerre à la révolution. Et les lignes que nous venons de rapporter n'ont point été dictées sous l'impression des événements récents, mais plusieurs années après, en 1797.

hors des frontières; on les stimulait à abandonner leurs femmes, leurs enfants, leurs propriétés. Les journaux de ce parti entretenaient des espérances ou jetaient la terreur, selon que les esprits étaient susceptibles d'ambition ou de crainte ; exagérant sans cesse les immenses préparatifs des puissances en faveur des intérêts de la couronne de France, le nombre des nobles et des soldats déjà réunis faisant partie des armées des princes (1).

D'autres mobiles non moins puissants déterminaient les gentilshommes français à passer sur le sol étranger. Une armée, sous les ordres de leurs princes, allait se former sur le Rhin (2). Cette noblesse était appelée à se ranger sous l'antique oriflamme du lis. Tous ces Français exaltés, animés spontanément d'un même sentiment, de l'amour de leur souverain, ne songeaient qu'aux moyens les plus prompts d'arracher l'infortuné Louis XVI des mains de ses geôliers, sachant d'avance que, même s'il était libre, toute entreprise de ce genre, dans l'intérieur du pays, échouerait par son caractère timide et sans cesse vacillant. Et, pour ces Français, il ne s'agissait pas seulement de la personne de Louis, mais des institutions monarchiques stipulées même dans les cahiers des députés aux états généraux; enfin, comme l'avait exprimé Gazalès en s'adressant à ses collègues, avant la réunion des trois ordres « Le premier devoir des royalistes était de sauver « la monarchie. » Ne devait-on pas compter aussi sur une

(1) Ferrières, Mémoires.

(2) Ce ne fut qu'à l'époque de l'arrestation de Louis XVI à Varennes; mais nous avons cru devoir anticiper sur les événements pour réunir dans un seul cadre tout ce qui se rapporte à l'émigration.

puissante coopération à ce dessein de la part des souverains de l'Europe? Si l'Angleterre, dans le siècle passé, et quelques états de l'Allemagne avaient fourni de nombreux contingents à Henri IV pour réduire ses sujets rebelles (1), ne devait-on pas s'attendre que les cabinets se hâteraient de mettre sur pied des forces imposantes pour combattre la France révolutionnée, arrêter dans sa source ce torrent qui, dans son débordement, irait se précipiter sur toute l'Europe. Telles étaient les idées qui préoccupaient et animaient les royalistes.

D'autres motifs plus intenses encore, s'il se peut, pour la jeune noblesse française, étaient de nature à porter au comble son ardeur d'émigrer. Ainsi qu'à la seconde croisade, sous Louis VII, on envoyait aux jeunes gentilshommes qui hésitaient à quitter les manoirs de leurs pêres, des quenouilles et des fuseaux (2), comme à des efféminés, comme à des hommes sans coeur, dénués de tout sentiment viril. On écrivait à d'autres : « Vous n'arriverez pas << à temps; vous serez déshonorés, honnis; vos enfants ne << seront rien (3). » Le girondin Brissot lui-même ne s'est-il pas écrié à une séance de l'assemblée législative : « Qui ignore qu'un noble ne peut plus rester en France sans «< être déshonoré au delà du Rhin (4)! » C'est ainsi qu'on attachait même la honte, le déshonneur, à toute hésitation du gentilhomme qui tardait à se rendre à Coblentz, lieu de la formation de l'armée des princes; Coblentz, le poste

(1) Lacretelle, Guerre de religion, t. III, p. 422.- De Thou, t. VIII, p. 48. (2) Michaud, Histoire des croisades, t. II, p. 171.

(3) Marcillac, Souvenirs de l'émigration, p. 21 et suivantes. (4) Moniteur, t. X, p. 164, séance du 20 octobre 1791.

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