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A la suite de ces horribles journées, une question d'une haute portée politique se présente naturellement à tout lecteur attentif. Quelle pouvait être la raison, soi-disant d'État, des dominateurs de la France, à cette époque, qui leur fit prendre cette épouvantable résolution? Les tyrans les plus impitoyables ont toujours eu un certain but dans les actes les plus barbares qu'ils ont commandés. n'étaient point, certes, Danton et consorts qui pouvaient croire à la réalité d'un complot royaliste à cette sinistre époque. Les vainqueurs du 10 août ne pouvaient pas ignorer à quel point de nullité était réduit, vers ce temps, le parti royaliste. Le peu de serviteurs fidèles de Louis XVI et de défenseurs du trône avaient presque tous succombé dans cette journée, ou dans les assassinats exécutés après la victoire : le reste était désarmé, dispersé, fugitif ou incarcéré. La terreur avait même courbé l'opinion constitutionnelle; le royalisme était totalement écrasé. En quoi alors cet horrible coup d'État pouvait-il servir la cause des puissances du jour? Était-il fait pour donner une plus forte impulsion à l'énergie guerrière pour repousser l'invasion de l'étranger? Nous avons vu, avant et depuis le

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les services qu'il avait, disait-il, rendus à la patrie; parlait tour à tour de justice, d'humanité, lorsque, du coin le plus obscur de la salle, une voix sépulcrale, mais fortement accentuée, prononça lentement: Septembre*... (c'était celle de Lanjuinais). Il semblait que ce mot eût évoqué de la tombe les ombres des victimes de cet horrible massacre, et qu'elles errassent au milieu des ténebres pour reprocher leur supplice aux hommes cruels qui l'avaient ordonné, aux pusillanimes qui l'avaient souffert. Chacun frémit, et Danton lui-même voulut, mais en vain, céler son trouble.

*Mercier, Tableau de Paris.

10 août, un admirable élan national faire armer et accourir aux frontières des masses de volontaires; le sentiment d'honneur national, l'enthousiasme de la liberté enflammaient tous ces cœurs. L'indignation contre l'ennemi qui osait fouler le sol de la France avait même effacé les nuances d'opinions parmi les Français de toute condition. -Des levées d'hommes obtenues par la terreur pouvaientelles être de quelque secours? Supposé que Danton, l'homme de cette sanglante époque, eût effectivement pensé que ce mode d'enrôlement devait sauver la révolution, on l'aurait vu apporter tous ses soins à surveiller le département de la guerre; et Danton, à titre de membre du gouvernement d'alors, ne s'occupait, comme nous l'avons signalé, qu'à distribuer les emplois ou des moyens de lucre à ses adhérents et créatures. Il sentait fort

bien que les destinées de la France allaient se décider à l'armée de Dumouriez. - La raison d'État dont parfois il prétendit revêtir ces massacres, ne fut qu'une impudente et horrible déclamation.

Après l'universel silence gardé au milieu de l'universelle horreur, il s'éleva contre ces massacres, non pas une accusation formelle (elle eût été impuissante), mais un blâme timide d'abord, bientôt se changeant en un cri de douleur, en une réprobation générale; cela suffit pour faire voir à quel degré d'exaspération on était arrivé contre les auteurs de ces atroces exécutions.

Quelques jours après, Vergniaud signala à la tribune même de l'assemblée le découragement des habitants de Paris, leur peu d'empressement à concourir à la défense de la capitale lorsqu'elle était menacée par des troupes en

nemies (1), quand quinze jours auparavant on les avait vus accourir et se ranger avec la plus vive ardeur dans les bataillons destinés à marcher pour renforcer l'armée de Dumouriez.-Dans l'état de stupéfaction où l'on se trouvait alors, si les armées coalisées, commandées par un général plus déterminé que ne le fut le duc de Brunswick et sans arrière-pensée, si ces armées à la suite de quelques avantages remportés sur les troupes françaises, se fussent avancées sous les murs de Paris, une grande partie de ses habitants, les parents et amis des victimes de ces énormités, se seraient-ils empressés de courir aux armes avec l'ardeur qu'ils avaient montrée avant ces fatales journées pour repousser l'ennemi de la grande cité où aurait encore dominé ce même pouvoir? Qui sait si quelques-uns, dans leur désespoir, n'eussent même pas tendu la main à l'ennemi? -Danton et consorts avaient trop de pénétration pour n'avoir point calculé d'avance toutes ces chances; ce n'était donc pas à dessein d'arrêter l'invasion de l'étranger qu'ils avaient commandé ces massacres. Finalement, quelle raison soi-disant d'État aurait soufflé cette mesure infernale d'extermination, à part cette sorte de rage que les auteurs de cette trame avaient ressentie contre les royalistes, les constitutionnels et les prêtres? Pour essayer de débrouiller ce complot mystérieux, il nous faut jeter un coup d'oeil rétrospectif sur l'état social de la France dans la période qui précéda la convocation des états généraux.

A cette autre époque, il s'était déjà trouvé des hommes

(1) Moniteur.

qui songeaient bien moins à la conquête de la liberté et de l'égalité des droits, qu'à une rénovation radicale de la société. Ils haïssaient un ordre de choses où leur orgueil était en souffrance; ils enviaient les jouissances des hommes plus favorisés qu'eux des dons de la fortune; leur vanité croyait devoir se venger à la première occasion des supériorités de classes, de fortune, de considération déjà acquise. Pour eux, être libre, c'était rompre avec ce détestable passé, avec ces maudites castes privilégiées qui les tenaient encore dans un rang inférieur. Les têtes coupées et promenées sur des piques dès le début presque de la révolution (1789), les réverbères des rues servant de potence, les châteaux incendiés, étaient un sujet d'applaudissement et même de joie pour certaines classes qui croyaient déjà voir arriver le jour d'une totale émancipation (1).

Lorsque Marat voulait faire abattre deux cent soixante mille têtes (2), lorsqu'il provoquait le massacre des généraux par leurs soldats, ou de l'assemblée par les faubourgs, il ne prétendait pas tant appeler la punition sur des coupables, que mettre à exécution une idée générale, universelle, d'extermination, un système conçu de longue main, et à la réalisation duquel il prétendait entraîner la plus vile populace. Cette idée, qui dut paraître d'abord le rêve d'un fou abominable, on l'a vue se réaliser aux

(1) De nos jours même, ne s'est-il pas trouvé des hommes qui soutenaient très-sérieusement que la société, étant gangrénée par de vieux abus et des préjugés de castes, il fallait, pour la renouveler, en exterminer tous les individus au-dessous de quarante ans, opposés, s'entend, à toute idée de grande rénovation sociale?

(2) Moniteur.

journées de septembre; c'était là une occasion toute trouvée pour l'accomplissement du système, c'était en quelque sorte un grand à compte sur le nombre des têtes qui devaient tomber. L'année suivante, le nommé Vincent, un des cordeliers les plus ardents, formula plus distinctement encore que ne l'avait fait Marat la grande idée de cette rénovation, lorsqu'il soutint dans son club qu'il fallait égorger un tiers des habitants de la France, pour mettre les autres plus à leur aise, et se constituer en république réellement démocratique (1). Peu de communes de France ayant imité les scènes d'horreur de la capitale, Marat disait que le 2 septembre avait été une opération manquée. Plusieurs orateurs des Jacobins et des Cordeliers exprimèrent le même regret. Ainsi, l'idée d'extermination devait se perpétuer et devenir le symbole du gouvernement révolutionnaire qui allait s'établir. C'est ainsi que le 10 août paraissait être le prologue, les journées de septembre le premier acte du drame sanglant et gigantesque, conçu de longue main a priori, peut-être même avant 1789, dans quelques arrière-loges des illuminés. C'est enfin la seule induction que nous avons cru pouvoir tirer du passé, de quelques incidents déjà accomplis, pouvant soulever un coin du voile dont on couvrait cette trame mystérieuse et horrible. Nous l'avons puisée dans l'Histoire de la Convention de M. de Barante, et le nom seul de ce publiciste historien est déjà une autorité; si ce que nous en avons dit ne satisfait pas notre lecteur, ce serait seulement le signe que nous n'avons pas saisi complétement

(1) Biographie universelle, t. XLX, p. 151.

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