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de prévoir toute sa portée et la tempête qu'elle allait soulever, du moment qu'elle serait connue du public: d'ailleurs on sait qu'au moment suprême, où cette femme condamnée montait les degrés de l'échafaud, le souvenir de cette lettre fut pour elle la source des plus cruels regrets.

Le gros bon sens de Louis XVI ne fut pas dupe de cette manœuvre machiavélique de son ministre; il en fut indigné, et le renvoi de Roland fut résolu.

Le lendemain du jour où la lettre de Roland fut remise à Louis XVI, Dumouriez fut mandé aux Tuileries et introduit de suite dans le cabinet du roi. La reine, qui s'y trouvait, dit au général, sans autre préambule, en lui présentant la lettre : « Croyez-vous, Monsieur, que le roi

doive supporter plus longtemps les insolences, les me"naces ou les fourberies de certains ministres?» Dumouriez, qui en plein conseil avait durement reproché à Servan d'avoir pris, dans l'assemblée, à l'insu du roi et de ses autres collègues, l'initiative de la proposition du camp des fédérés, opina pour le changement total du ministère. -« Ce n'est pas là mon intention, >>> reprit le roi, « je veux que vous restiez, ainsi que La«< coste et Duranthon; rendez-moi seulement le service « de me débarrasser des trois autres » (Roland, Servan et Clavières). « La chose est scabreuse, » répliqua Dumouriez, «< mais je m'en charge, à une condition : « c'est que Votre Majesté sanctionnera les décrets tou«< chant les ecclésiastiques non assermentés, et la for«mation d'un camp de 20,000 fédérés sous Paris; si<«< non, elle choisira de nouveaux ministres. » Louis XVI

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et Marie-Antoinette se recrièrent; mais Dumouriez insista, et revint sur les raisons qu'il avait déjà présentées au conseil en faveur de la sanction (1). Le roi, pour le moment, se tut, silence que Dumouriez prit pour une adhésion à sa proposition, ce qui lui fit accepter le portefeuille de la guerre que le monarque lui offrit. Cependant la résistance de Louis au décret touchant la déportation des prêtres parut invincible (2).

Le corps législatif fut officiellement informé par une lettre du roi du changement du ministère. Cette communication excita de longs murmures. Chacun des trois ministres congédiés écrivit à l'assemblée pour lui faire part de son renvoi, et Roland en particulier joignit à sa missive une copie de la lettre qu'il avait adressée directement au roi, bien qu'il donnât sa parole au monarque que cette pièce resterait dans le secret du cabinet. La lecture de cette lettre, faite en pleine assemblée, produisit l'effet qu'en attendaient les auteurs; elle fut sans cesse interrompue par les plus vifs applaudissements. L'assemblée en ordonna l'impression, l'insertion au procès-verbal et l'envoi aux quatre-vingt-trois départements, et déclara que Roland emportait les regrets de la nation, aussi bien que les autres ministres renvoyés (3).

Dumouriez, comme ministre de la guerre, entrait dans la salle au moment où s'achevait la lecture de la lettre de Roland; il fut accueilli par des murmures, même par

(1) Voir les pages 112 et 113 de ce volume.

(2) Mathieu Dumas, t. II, p. 188. — Burette, Histoire de la révolution, t. II, p. 102.

(3) Moniteur, t. XII, p. 659.

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les huées des tribunes. Sa contenance assurée frappa d'étonnement. Il annonça d'abord d'un ton résolu, impérieux même, que l'importance du mémoire qu'il allait lire réclamait la plus sérieuse attention de l'assemblée. Ce fut un rapport circonstancié sur l'état de l'armée, sur les fautes de l'administration, sur celles du corps législatif même. Mais dès qu'il annonça son mémoire à titre de ministre du roi pour le département de la guerre, il entendit les murmures redoubler. Il réclama le silence avec une contenance fière, et finit par l'obtenir. Ses remontrances irritèrent par-dessus tout la Gironde. « L'entendez-vous? » s'écria Guadet, « il nous donne des leçons!» « Et pourquoi pas? » répliqua froidement le général. peine avait-il fini la lecture de son mémoire, qu'il le replia pour l'emporter. - -« Il fuit! » s'écrie-t-on. « Non, » reprit Dumouriez, et il remet cette pièce sur le bureau du président, la signe hardiment, et traverse l'assemblée avec un calme imperturbable. Comme on se pressait sur ses pas, quelques députés lui dirent : « Vous allez être en« voyé à Orléans. » — « Tant mieux, » répliqua-t-il avec un parfait aplomb, « j'y prendrai des bains et du petit« lait, dont l'état de ma santé a grand besoin, et je me « reposerai. » Cette fermeté du général rassura le roi, qui lui en témoigna toute sa satisfaction (1).

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A

Louis XVI déclara nettement au conseil tenu le même jour qu'il était prêt à accorder sa sanction au décret touchant le camp de vingt mille hommes, mais qu'il ne pouvait se résoudre à sanctionner le décret à l'égard des

(1) Thiers, t. II, p. 84.

ecclésiastiques insermentés. Les ministres lui représentèrent qu'il allait se perdre. Le roi répliqua que son parti était pris. Jamais ce prince n'avait parlé d'un ton si imposant; il sortit sans ajouter un mot (1).

Le nouveau ministère n'avait plus qu'à se retirer ou à risquer contre la Gironde une lutte inégale. Cependant le faubourg Saint-Antoine s'agitait; premier symptôme de l'effet qu'avait dû produire la publication de la copie de la lettre de Roland au roi. Dumouriez en avertit Louis XVI, qui sembla croire que cet avis était faux, qu'il couvrait une menace pour lui arracher la sanction du décret touchant les prêtres. L'entretien se termina par l'offre que Dumouriez fit de sa démission, attendu, dit-il, qu'il n'avait accepté le portefeuille de la guerre qu'à condition que le roi accorderait la sanction au susdit décret. Le 16 juin au matin, les ministres se rendirent chez le roi. Duranthon porta la parole, et annonça respectueusement au monarque et avec l'accent du plus profond regret, qu'ils venaient lui rendre leurs portefeuilles. Le monarque paraissait agité; il se tourna vers Dumouriez et lui demanda s'il était toujours dans l'intention de se retirer: le ministre s'inclina et réitéra seulement les assurances de sa fidélité et de son attachement au roi. « Eh bien, Mes<< sieurs,» répondit Louis XVI tout ému, « j'accepte votre « démission; j'y pourvoirai. )) En sortant de l'appartement du roi, le général fut abordé par le commandant de la garde nationale, qui lui demanda ses ordres attendu les mouvements qui se manifestaient de nouveau dans les

(1) Burette, t. II, p. 106.

faubourgs: «< Allez prendre ceux du roi, » répliqua le général, « je ne suis plus rien (1). » Dumouriez et le ministre de l'intérieur se retirèrent seuls: Louis XVI avait fait un dernier effort pour engager les autres à garder leurs postes ; ils y consentirent malgré tout le péril où les agents du pouvoir exécutif allaient se trouver.

Cependant la fermentation des esprits croissait à mesure qu'on apprenait le renvoi des ministres et qu'on lisait au milieu des groupes la lettre de Roland au roi: l'explosion était imminente et la perplexité du roi extrême. Isolé au milieu des factions, privé de sa garde, trop certain que toutes les autorités exécutives étaient, à peu de chose près, ou corrompues ou pusillanimes; voyant surtout que la majorité de l'assemblée, tout en invoquant sans cesse la constitution, ne faisait à tout moment qu'arracher quelques pages à cette loi fondamentale de l'État, dernière planche de salut pour la personne du monarque;

l'infortuné Louis XVI semblait s'abandonner à sa destinée, et n'opposait plus à ses ennemis que le courage de la résignation. - Il tomba alors dans un abattement complet, et fut plusieurs jours sans adresser un seul mot aux personnes qu'il voyait habituellement. La reine voulut le tirer de cette atonie si funeste dans cet état de crise, où chaque moment amenait l'impérieuse nécessité d'agir. Un jour que Marie-Antoinette vit le roi plus abattu que jamais, elle se jeta à ses pieds en employant tantôt des images faites pour l'effrayer, tantôt les expressions de sa tendresse pour lui, et alla jusqu'à lui dire que « s'il fallait

(1) Burette, t. II, p. 107.

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