Page images
PDF
EPUB

pour la cause qu'elle avait embrassée avec tant de chaleur, pouvait lui faire illusion, et dérober à son intime pensée tout ce qu'il y avait de personnel dans sa conduite comme homme d'État (qu'on nous passe cette expression): l'ambition de dominer, de faire jouer à propos tous les ressorts cachés de sa politique, afin d'élever au pouvoir ses amis, dont elle espérait diriger toujours la conduite politique. Bonne, affable avec les personnes qu'elle voyait habituellement, on ne pouvait lui reprocher qu'un seul sentiment haineux ce fut à l'égard de Marie-Antoinette. Avec quel dédain ne parle-t-elle pas toujours de la reine dans ses Mémoires! Elle lui supposait dans les affaires une part beaucoup plus considérable qu'elle ne l'avait effectivement, et ne pouvait ignorer le mot fameux de Mirabeau sur cette princesse : « La reine, le seul homme que le roi ait près de « lui. » Madame Roland voyait donc dans Marie-Antoinette une puissance; puissance elle-même, chef de complot, parfois sans s'en douter peut-être, elle ne pouvait que jalouser, sinon haïr, la femme qu'elle considérait comme sa rivale en fait d'influence sur les affaires publiques, et qui était reine. On ne saurait mettre en doute que, par son adresse et le charme qu'elle exerçait sur les sommités du parti dominant à cette époque, elle n'eût immédiatement contribué à faire comprendre Roland dans le ministère girondin. Elle ne tarda cependant pas à s'apercevoir combien était faible la portée politique de ses amis, du moment qu'elle les vit au timon des affaires.

« C'est à partir de cette époque, » dit-elle, « que j'ai << pris de l'assurance jusque-là je paraissais modeste «< comme une pensionnaire du couvent; je supposais tou

[ocr errors]
[ocr errors]

jours que les gens plus forts, plus décidés que moi, « étaient aussi les plus habiles. » — « J'aurais, dit-elle encore, « souffleté quelquefois d'impatience ces sages du jour... La France, » disait-elle avec dépit, « était comme épuisée d'hommes; c'est une chose vraiment surpre

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

<< nante que leur disette dans cette révolution; il n'y a guère eu que des pygmées (1). Necker a été un mauvais pilote dans la tourmente qui se préparait. Ce n'est pas <«< que ces hommes manquassent d'esprit, de lumières, d'agréments, de philosophie; jamais ces ingrédients « n'avaient été si communs; mais cette force d'âme que « J.-J. Rousseau a si bien définie, le premier attribut du « héros, sotitenue de la justesse d'esprit qui apprécie cha« que chose à sa valeur réelle, cette étendue de vues qui « pénètre dans l'avenir, dont la réunion constitue le ca«ractère et compose l'homme supérieur, on ne les trou<< vait nulle part (2). »

L'habitude et le goût de la vie studieuse lui avaient fait partager les travaux de son mari. « J'écrivais, » dit-elle, << avec lui comme j'y mangeais, parce que l'un m'était « presque aussi naturel que l'autre. »

Depuis que Ro

land avait été nommé ministre, les mêmes rapports existaient entre les deux époux. « Je ne me mêlais point de « détails de l'administration » (c'est ainsi qu'elle s'exprime dans ses Mémoires); « mais s'agissait-il d'une circulaire,

(1) Elle en exceptait toutefois Mirabeau. (Mémoires, t. I, p. 344.) (2) Mémoires de madame Roland, t. I, p. 366.

Ces quelques lignes suffisent pour faire apprécier à leur juste valeur les hommes d'État de la Gironde, que cependant madame Roland considérait comme les plus marquants de l'époque.

[ocr errors]

<«< d'une instruction, d'un écrit public et important, je prenais la plume, que j'avais plus que lui le temps de « conduire...... Je faisais avec délices ces morceaux que je << jugeais devoir être utiles. » — Et elle finit par dire modestement qu'elle ne voyait dans le monde de rôle qui lui convienne mieux que celui de la Providence (1).

Nous allons voir les mesures que cette providence visible a suggérées à Roland, à son parti, dans le moment où il lui parut urgent de déterminer le roi à sanctionner les deux décrets touchant la formation d'un camp de vingt mille fédérés à portée de Paris et la déportation des prêtres insermentés. Elle y attachait la plus haute importance. Louis XVI accordait-il la sanction à ces deux décrets, la France serait délivrée de prêtres, qui, d'après l'opinion de la gauche de l'assemblée, étaient la principale cause des troubles intérieurs, et le camp de vingt mille fédérés, tous, cela s'entend, à la disposition du parti dominant, tiendrait en échec la royauté. Au vrai, il n'entrait pas encore dans les vues de la Gironde, dont madame Roland était pour le moment la sibylle, le pilote latent, de déposer Louis XVI; ce parti redoutait les jacobins, qui, dans ce conflit de pouvoirs insurrectionnels, auraient pu s'emparer du mouvement à l'aide des masses des faubourgs; mais il voulait détruire d'abord les restes du prestige du trône, et que des ministres à son choix exerçassent de fait l'autorité suprême, à l'instar de celle dont s'étaient emparés les maires du palais sous les rois fainéants de la première race. Tout cela aurait été pour les girondins la

(1) Mémoires, t. I, p. 375.

meilleure des républiques : le pouvoir concentré entièrement dans leurs mains, ou une transition pour arriver au régime franchement républicain.

Cependant le roi était fermement résolu à ne pas sanctionner les décrets, celui contre les prêtres notamment. Dès lors, madame Roland et son mari, pour forcer la main à Louis XVI, imaginent de lui écrire une lettre qui serait signée par tous les ministres, où l'on exposerait brièvement les motifs en faveur de la sanction, déjà énoncés dans le conseil, avec l'offre de leur démission, si Sa Majesté croyait ne pas devoir agréer leurs représentations; dans ce dernier cas, la copie de la lettre publiée par les journaux, ou par toute autre voie, dévoilerait à toute la France le mauvais vouloir du monarque et le dévouement à la chose publique des ministres patriotes. « J'avais esquissé la lettre, » dit madame Roland (1), « que Roland proposa à ses collègues, qui partageaient << sa manière de voir dans la situation où l'on se voyait; <«< ils en approuvèrent l'idée, mais la plupart différaient << sur la rédaction de cette pièce. Clavière ne voulait point « de telle phrase; un autre voulait temporiser. – Bref, cette proposition n'étant pas agréée : « Il fallait, >> dit encore madame Roland, « se réduire à une démarche <«< isolée; et puisque le conseil n'avait point assez de ca« ractère pour se prononcer avec ensemble, il convenait à « l'homme qui se sentait au-dessus des événements d'adopter à lui seul le rôle que ce corps aurait dû remplir; il n'était plus question de donner de démission,

[ocr errors]

(1) Mémoires, t. I, p. 379.

>>

<< mais de mériter d'être renvoyé (1); de dire : Faites « cela, ou nous nous retirons, mais d'avertir que tout << était perdu si telle conduite n'était point adoptée. » Les précédents témoignent suffisamment toute la portée de cette menace. « La lettre fut tracée d'un trait, » ajoute madame Roland.

Cette missive avait donc une double destination. Le ministre, sur l'avis de sa femme, était résolu, dans le cas présumé que ces remontrances ne seraient pas agréées par Louis XVI, de faire passer une copie de cette lettre à l'assemblée, dans l'intime conviction qu'elle en ordonnerait l'impression et l'envoi à tous les départements. Cette pièce serait alors, non comme un résumé d'avis que le ministre, dans l'intimité de la confiance, aurait communiqué à son roi, mais une façon de circulaire, où Roland faisait un pompeux étalage de ses conseils hardis au monarque, saupoudrés de toutes les flagorneries à l'égard des hommes de la révolution et de leurs œuvres, de nature à accroître prodigieusement sa popularité. Quel avenir de crédit, d'honneur, allait s'ouvrir alors devant ce défenseur des droits du peuple!

Nous ne prétendons pas faire une analyse complète de cette lettre fameuse; nous nous bornerons à ajouter seulement quelques éclaircissements aux passages les plus saillants de cette pièce que nous croyons devoir rapporter pour constater ici la bonne foi ou non des griefs du ministre de l'intérieur.

Sire, l'état actuel de la France ne peut pas subsister

(1) Ceci seul donne à entendre qu'on s'attendait à être renvoyé.

« PreviousContinue »