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de donner leurs voix en faveur de cette proposition quand ce vote leur serait nominativement demandé, et, d'une autre part, craignant de s'exposer aux ressentiments des jacobins, deux cents environ d'entre eux, avant que l'appel nominal eût commencé, trouvèrent à propos de s'esquiver doucement de la salle; et cette félonie, qu'on nous passe cette expression, donna gain de cause aux jacobins. A peine une majorité de seize voix décida en faveur de l'admission des soldats de Château-Vieux aux honneurs de la séance; ce qui fit connaître que dans l'assemblée le parti décidément jacobin n'était point en majorité. Il avait néanmoins pour auxiliaire un terrible véhicule, ce fut la peur qu'il savait répandre à propos dans les rangs de ses adversaires : peur et Français sont deux mots qui dans l'ancien langage du pays ne se sont jamais rencontrés l'un avec l'autre, et il était donné à cette sinistre époque de présenter une telle déviation des sentiments qui ont en tout temps caractérisé la nation française.

Une fois, que la proposition de Couthon eut obtenu la majorité, on vit s'ouvrir la grande porte de la salle. Les quarante et un soldats du régiment de Château-Vieux entrèrent en vrais triomphateurs, aux applaudissements frénétiques et aux trépignements de la multitude qui garnissait les tribunes. Une troupe d'hommes et de femmes, armés de piques, et portant de petits drapeaux surmontés de bonnets rouges, comme pour honorer ceux dont étaient affublés ces soldats, naguère encore galériens, formaient le cortége. On les fait tous asseoir sur les bancs du côté gauche; enfin, une foule d'individus de tout âge et de tout sexe, les uns armés de piques, bariolés de rubans aux

trois couleurs, d'autres brandissant leurs sabres, viennent défiler le long de la salle, au bruit des tambours et des cris de Vive la nation! répétés par toutes les tribunes. Pour comble d'humiliation, il fallut que l'assemblée entendît la harangue de l'ancien comédien Collot-d'Herbois, promoteur de cette fête, discours digne en tous points de cette ovation abominable, et dont l'assemblée ordonna l'impression.

Le jour marqué pour la fête, dont la scène qui venait d'avoir lieu à l'assemblée n'était que le prélude, les soldats suisses, ayant toujours à leur tête Collot-d'Herbois, sont conduits par la société des jacobins à la porte SaintAntoine, sur les ruines de la Bastille, Ils y trouvent un char de triomphe, d'une grandeur colossale, attelé de superbes chevaux : ils y montent; Collot-d'Herbois se place avec eux, sur un tas immense de couronnes civiques, de bonnets rouges, de piques et de petits drapeaux tricolores, donnés à ces soldats par diverses sociétés patriotiques, sur la route de Brest à Paris. le char triomphal s'avance pompeusement le long des boulevards, précédé, escorté, suivi d'une foule immense.

Ainsi décoré,

Cependant, la presque universalité des citoyens de la classe moyenne regardèrent cette fête avec indignation, et ne voulurent pas en faire partie. La plupart se tinrent enfermés dans leurs maisons, et la garde nationale refusa aussi d'y prendre part. Le maire Pétion suivit le cortége. -Le char triomphal arriva au Champ de Mars, où était dressé un autel, appelé de la Patrie, sur lequel l'encens et des parfums brûlaient. Après qu'ils se furent rassassiés de cette fumée, on prodigua à ces Suisses d'autres liba

tions beaucoup plus conformes à leur goût, qui terminèrent la fête triomphale.

Depuis le triomphe des soldats de Château-Vieux, triomphe de l'émeute, le bonnet rouge, coiffure ordinaire des galériens, marque d'infamie, devint un emblème d'honneur et de patriotisme dans la société des jacobins, et bientôt un signe de terreur pour le reste des citoyens. -Le ministre Dumouriez même crut à propos de s'en affubler un jour, ainsi que beaucoup d'autres hauts fonctionnaires; courtoisie qui flatta médiocrement les jacobins, et couvrit les autres de ridicule.

L'immense majorité de la nation française, au début d'une guerre qui allait longtemps balancer ses destinées, offrit un tout autre spectacle à l'Europe étonnée. Dans tous les départements on s'armait spontanément pour l'attaque et la défense. La déclaration de la guerre, cette grande résolution, n'inspira pas le moindre émoi dans les provinces, et de ce moment la guerre devint nationale. Une députation même des ouvriers du faubourg SaintAntoine se présenta à l'assemblée nationale, demandant que leurs frères fussent employés au poste le plus périlleux. Cette députation disait : « Les ministres, leurs amis, « la liste civile, périront; mais on verra toujours triom

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pher la constitution, la liberté et les piques. » Grâce aux sociétés populaires, ces dernières triomphèrent seulement; la constitution, la vraie liberté, allaient disparaître au sein de cette conflagration générale.

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Tandis que les saturnales dont nous venons de rendre compte avaient lieu dans les rues, sur les places de la capitale, l'assemblée ne cessait de protester que la déclaration de la guerre à l'Autriche n'avait d'autre but que la sûreté du pays et la garantie de ses nouvelles institutions; que, fidèle aux principes stipulés dans la charte, la France n'entreprendrait jamais aucune guerre en vue de l'agrandissement de son territoire. Dumouriez toutefois ne cessait de flatter les futurs républicains dans leurs conciliabules secrets, et leur promettait la conquéte facile et soudaine des Pays-Bas autrichiens. Toutes ces protestations de fidélité à la constitution étaient style de notaire, de simples formules, auxquelles personne n'attachait depuis longtemps aucune valeur. Ce n'était pas seulement l'attente de ces triomphes qui passionnait les girondins en faveur de la guerre; ils espéraient que de hauts faits militaires donneraient une trempe plus forte aux âmes. Brissot ne cessait de répéter aux jacobins que les victoires, même les défaites, devaient également tourner au profit de la liberté : les victoires épouvanteraient tous les rois de l'Europe; les défaites finiraient par faire décliner l'autorité royale, discréditer totalement le pouvoir exécutif aux yeux de la nation; que de là il n'y aurait qu'un pas au régime franchement républicain.

Dès que cette prise d'armes fut arrêtée, la propagande redoubla d'activité. Elle couvrit de ses émissaires l'Alle

magne, les Pays-Bas, la Hollande, et en envoya même en Angleterre. La Suisse, l'Italie, le Piémont surtout, furent exploités par ces espèces d'apôtres (1).

Un mouvement général agita la population de Paris; on n'entendait partout que des cris de guerre, et les tribunes, les couloirs de l'assemblée, se remplissaient d'une multitude fougueuse, répétant les mêmes cris, comme pour intimider les partisans de la paix. Quelques feuillants seulement (constitutionnels) reprochaient à l'assemblée d'avoir violé la constitution, d'après laquelle la France ne devait jamais être en état d'agression.

La Fayette était particulièrement chargé de l'exécution du plan conçu par Dumouriez, et ordonné en apparence par de Graves, ministre de la guerre. Dumouriez s'était flatté, avec quelque raison, que l'invasion de la Belgique serait très-facile. Ce pays, naguère agité par des mouvements insurrectionnels, que l'Autriche avait momentanément comprimés, devait être disposé à se soulever à la première apparition des Français. - Le maréchal Rochambeau était censé commander toute l'armée. La Fayette se trouvait à la tête du corps d'avant-garde. Il eut l'ordre de se porter d'abord avec dix mille hommes sur Namur, et de là sur Liége ou Bruxelles. Il devait être immédiatement suivi de toute l'armée. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, le général Biron devait se diriger sur Valenciennes, avec dix mille hommes, et de là sur Mons. Un autre officier général reçut l'ordre de se porter sur Tournay et de l'occuper. Ces mouvements n'étaient destinés qu'à sou

(1) Papon, t. III, p. 480.

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