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Le lendemain, à l'ouverture de la séance de l'assemblée nationale, une députation de la commune de Paris vint réclamer contre les émeutes une loi martiale. Les avis des députés à cet égard n'étaient point unanimes. Buzot, entre autres, s'écria : « Ce n'est pas avec la sévérité qu'on calmera le peuple... » Robespierre, toujours en butte aux soupçons les plus odieux, se prononça avec plus de véhémence que les autres, contre cette mesure de sûreté publique. « Si nous ne nous réveillons pas, dit-il avec l'ac«< cent d'une feinte douleur, c'en est fait de la liberté. On « réclame la force armée! n'est-ce pas dire: Le peuple se « révolte; il manque de pain, il faut l'immoler.» Mirabeau, effrayé déjà de la tendance anarchique du côté gauche, prit la parole: «Une loi martiale, dit-il, un tribunal «< sont utiles, nécessaires; mais ces moyens ne seront pas «< suffisants. Je n'en connais qu'un seul : c'est de rendre « au pouvoir exécutif, si nous le pouvons encore, assez << de force pour maintenir nos décrets (1). » La sagesse lui revenait; on craignit qu'elle n'arrivât trop tard.

La majorité sentit néanmoins qu'il lui fallait agir avec vigueur pour mettre un terme à ces énormités. Le comité de constitution présente et fait adopter, séance tenante (21 octobre), le projet concernant la loi martiale. «En cas d'émeute, disait cette loi, un drapeau rouge << sera déployé, et une dernière sommation adressée en «< ces termes à la multitude ameutée : On va faire feu, << que les bons citoyens se retirent. Enfin, si les séditieux persistent dans leur dessein, la force des armes sera

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(1) Moniteur.

«< employée contre eux. » La loi martiale fut sanctionnée le jour même par le roi, et on étendit ses dispositions à toute la France. Dès le lendemain, la municipalité la fit proclamer sur toutes les places avec un lugubre appareil. Deux hommes, dont l'un avait pendu François, dont l'autre voulait exciter les faubourgs à se soulever, furent jugés et pendus. La commune établit un comité des recherches, et offrit des récompenses à ceux qui feraient connaître les instigateurs des troubles.

Les agitateurs frémirent de rage à l'annonce de ce décret. Les bruits les plus absurdes étaient répandus dans cet intervalle; on débitait entre autres : que c'étaient les traîtres Bailly et la Fayette qui, de concert avec la cour, avaient suscité l'émeute afin d'obtenir une loi dont ils allaient se servir pour enchaîner la justice du peuple.

La loi martiale fut bien loin de produire son effet salutaire dans toute la France. Une insurrection éclata vers ce temps dans le port de Toulon. Le commandant de la place demanda en vain l'application de cette loi; la garde nationale, non-seulement ne voulut pas réprimer cette émeute, mais elle prêta la main aux mutins. L'assemblée, ayant eu connaissance de ces troubles, se contenta de charger son président de supplier le roi de faire rendre la liberté aux officiers détenus par la plèbe, se gardant bien d'improuver l'insurrection des Toulonnais (1).

Robespierre crut voir déjà le mouvement révolutionnaire s'arrêter, et dans une courte improvisation voulut faire accroire à l'assemblée qu'il existait une conspiration

(1) Bertrand de Moleville, t. III, p. 330.

tendant à une contre-révolution; que des mandements d'évêques étaient publiés dans ce but; que les gouverneurs des provinces favorisaient l'exportation des grains à l'étranger, etc. Cazalès le somma de dire ce qu'il savait précisément de la conspiration qu'il dénonçait, sous peine d'être réputé criminel envers l'État, s'il ne produisait pas des preuves irréfragables du complot (1). Robespierre se tut; mais l'instinct révolutionnaire lui avait révélé qu'au sein de cet état tout excentrique de la société, il suffit d'accuser pour jeter de nouveaux ferments de troubles, de défiance dans une assemblée politique quelconque.

Cependant les représentants allaient poursuivre leur grande œuvre de nivellement. Nul souvenir vénérable des antiques institutions ne pouvait arrêter ces hardis démolisseurs. Le côté gauche s'était attribué la mission de changer tout l'ordre de la société. La pénurie des finances s'aggravait; les ressources ordinaires laissaient peu d'espoir de les restaurer; néanmoins de vastes projets de remboursement de la dette publique, de suppression d'impôts, continuaient à rouler dans ces têtes exaltées. Déjà, pour

y faire face, on discutait dans les réunions privées des moyens de s'emparer des propriétés du clergé. Cependant aucun projet relatif à cette spoliation n'avait été présenté à la tribune de l'assemblée; et ce fut un membre du haut clergé de France, l'évêque d'Autun, qui le premier s'enhardit à faire une motion en conséquence. Après avoir prouvé l'insuffisance de tous les plans financiers projetés, Talleyrand énonça, avec sa dialectique ordinaire, l'opinion

(1) Moniteur, t. II, p. 78.

que la seule ressource efficace qui restait à l'assemblée, serait de consacrer aux besoins de l'État une partie des do maines de l'Église, ressource immense, dit-il, et qui peut s'allier avec notre respect pour la propriété (1). Il établit d'abord que la nation était en droit de disposer des biens des communautés religieuses dont la suppression serait jugée convenable; enfin qu'elle pouvait réduire le revenu des bénéficiers, puisque la portion de ce revenu nécessaire à leur honnête subsistance était la seule qui leur appartînt, le surplus étant la propriété des pauvres ou destiné à l'entretien des temples. Il conclut que, si la nation assurait cette subsistance, si elle se chargeait de satisfaire aux autres conditions qu'il venait d'énoncer, le droit des bénéficiers ne serait point attaqué, et que les intentions des fondateurs seraient remplies (nous laissons nos lecteurs maîtres de juger de la bonne foi et de la rectitude de cette argumentation). L'auteur du projet évalue à 150 mil`lions les revenus du clergé ; il lui en réserve les deux tiers, tout en insistant sur la nécessité d'assurer à chaque curé un revenu annuel de douze cents livres pour le moins, Quant à la question de propriété des biens ecclésiastiques, il pose en principe que « le clergé n'est pas pro priétaire à l'instar des autres propriétaires. » Mirabeau trancha la question; il demanda que l'assemblée prononçât que tous les biens du clergé appartenaient à la nation, sauf à pourvoir aux frais du culte et au soulagement des pauvres (2). Les propriétés ecclésiastiques furent

(1) Moniteur, t. II, p. 37.

(2) Moniteur, t. II, p. 37. — Droz, t. III, p. 158-159.

le sujet de tumultueuses discussions pendant une longue

suite de séances.

L'évaluation exacte de ces biens dépassait la somme énorme de quatre milliards; ils étaient le produit des dons libres. Il y a eu des bénéficiers qui, certes, ont abusé de leurs revenus, disaient les députés modérés, mais de scandaleux abus de quelques individus ne sauraient réduire au silence la vérité historique, qui atteste que les riches dotations dont jouissait l'Eglise de France furent de puissants moyens de culture morale et de civilisation; qu'elles la mirent à même, durant des siècles, de couvrir le sol français de magnifiques établissements de charité et d'instruction publique. L'assemblée nationale, bien que remplie d'hommes distingués, nous donne la mesure du niveau intellectuel de ce temps (1). L'archevêque d'Aix et l'abbé de Montesquiou, défenseurs des droits du clergé, obtinrent de nombreux approbateurs même parmi leurs adversaires, attendu leur langage modéré, gage de la droiture de leurs intentions. Mais les discours qui, dans le public, eurent un long retentissement, furent ceux de l'abbé Maury. Son courage, son intrépidité, le rendaient le chef le plus véhément de cette fraction de l'assemblée; il supporta lui seul réellement tout le poids de cette lutte. Au delà de l'enceinte où raisonnait sa voix, il montrait la France, l'Europe et la postérité jugeant les arrêts de l'assemblée. — Les deux députés qui portèrent les coups les plus décisifs aux biens du clergé furent Thouret et Chapelier. Le pre

(1) Poujoulat, t. II, p. 282.

Cet historien nous donne un excellent résumé de diverses spoliations de propriétés ecclésiastiques que l'assemblée s'était permises.

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