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A l'approche de cette solennité, les agitateurs engagent un gros de la multitude des faubourgs à se présenter à la barre de l'assemblée pour réclamer une récompense nationale, en retour de leur dévouement à la patrie, tous s'intitulant les vainqueurs de la Bastille. Toutefois, à l'exception d'une centaine de gardes françaises, la plupart de ces prétendus héros n'étaient que d'audacieux brigands payés pour faire un coup de main; mais ces jongleries populaires avaient un but elles enflammaient d'avance les tourbes des faubourgs contre toute autorité légale (1). Camus, chargé du rapport sur cette affaire, rendit un compte pompeux des prodiges de valeur de ces héros. Le décret proposé contenait les paroles suivantes : « Frappée d'admiration pour l'héroïque intrépidité << des vainqueurs de la Bastille, l'assemblée décrète qu'il « leur sera délivré, en outre des récompenses pécuniaires, << des brevets honorables pour exprimer la reconnaissance « de la patrie. Lors de la fédération, il leur sera réservé «< une place, où la France pourra contempler à loisir les

premiers conquérants de la liberté. Leur nom sera ins« crit dans les archives de la nation, etc. » Ce projet de décret fut adopté par acclamation (2).

Bientôt, à la séance du 19 juin de l'assemblée, un député assez obscur (Lambel), selon toute apparence à l'instigation de quelques meneurs du côté gauche, prit la parole, et soutint que pour rendre hommage à l'égalité et à la liberté de tous les Français, qui seraient jurées par les fédérés dans la journée solennelle du 14 juillet, il fallait

(1) Labaume, t. IV, p. 298. (2) Moniteur, t. IV, p. 674.

supprimer tous les titres de duc, de marquis, de comte; décréter, en un mot, l'abolition de la noblesse héréditaire.

· Aussitôt Charles de Lameth et la Fayette se lèvent pour appuyer cette motion. Et, chose singulière, on vit, dans ces débats très-animés, le fils d'un pauvre cordonnier, l'abbé Maury, prendre la défense de la noblesse, et un Montmorency, le descendant du premier baron chrétien, parler avec chaleur en faveur de la destruction de tous les titres, bref, de la noblesse héréditaire. Vainement le côté droit demanda l'ajournement d'une question de cette importance pour les familles dont les ancêtres avaient rendu des services éminents à la patrie, d'une question lancée inopinément au sein de l'assemblée, et qu'on avait à peine effleurée. En dépit de ces réclamations énergiques, Chapelier se hâta de rédiger le décret, qui fut adopté dans la même séance, aux applaudissements enthousiastes des tribunes, couvrant les voix des députés qui auraient voulu établir dans l'assemblée une discussion calme sur une motion d'une telle portée. La sanction de ce décret devint toutefois le sujet d'un long débat dans le conseil du roi. Necker proposa que la sanction fût différée, et que le roi adressât à l'assemblée les observations contenues dans un mémoire qu'il lui présenta sur cette affaire. La Fayette même écrivit à Louis XVI pour le prier de suspendre sa décision; Chapelier lui-même semblait douter qu'on eût agi dans cette occurrence avec assez de circonspection. La sanction néanmoins fut donnée le lendemain (1). Mirabeau, qui n'assista pas à cette séance, dit

(1) On a diversement interprété cette facilité de Louis XVI à accorder

à un de ses intimes : « Je pense comme vous sur le décret qui vient d'être rendu... Ce qu'il est pourtant le plus « difficile d'arracher du cœur des hommes, c'est la puis« sance des souvenirs. La noblesse est, en ce sens, aussi « indestructible que sacrée. Les formes varieront, mais le « culte restera! Que tout homme soit égal devant la loi, « que tout monopole disparaisse, tout le reste n'est que déplacement de vanité... et songer qu'il faudra toujours << un patriciat en France (1). »

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A cet étalage du système d'égalité absolue, dont on voulait offrir aux fédérés l'imposant spectacle, on imagina d'en ajouter un autre d'une espèce toute nouvelle ce fut de faire arriver à la barre de l'assemblée une soi-disant députation du genre humain. - Dans la séance du 19 juin, le président annonce gravement à l'assemblée qu'une députation va paraître, et qu'elle est composée d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Russes, de Polonais, de Suédois, d'Italiens, d'Espagnols, de Suisses, d'Indiens, d’Arabes, de Chaldéens, etc. La députation est introduite. Un baron prussien, Clootz, qui depuis se fit appeler Anacharsis Clootz, prend la parole en ces termes : « Le fais<«< ceau imposant de tous les drapeaux de l'empire français qui vont se déployer le 14 juillet dans le champ de Mars, «< dans ces mêmes lieux où Julien foula tous les préjugés, << où Charlemagne s'environna de toutes les vertus, cette « solennité civique ne sera pas seulement la fête des Fran<< çais, mais encore la fête du genre humain. La trom

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quelquefois la sanction aux décrets de l'assemblée qui étaient de nature à emporter le reste des anciennes institutions de la monarchie.

(1) Droz, t. III, p. 235.

<< pette qui sonne la résurrection d'un grand peuple a « retenti aux quatre coins du monde, et les chants d'allé« gresse d'un chœur de vingt-cinq millions d'hommes libres ont réveillé des peuples ensevelis dans un long esclavage. Un grand nombre d'étrangers de toutes les <«< contrées de la terre demandent à se ranger au milieu «<'du champ de Mars, et le bonnet de la liberté qu'ils élè<< veront avec transport sera le gage de la délivrance pro«< chaine de leurs malheureux concitoyens... Jamais am

bassade ne fut plus sacrée. Nos lettres de créances « ne sont point tracées sur le parchemin; notre mission « est gravée en chiffres ineffaçables dans le cœur de tous << les hommes... Nous attendrons, messieurs, dans un res«< pectueux silence, le résultat de vos délibérations sur la « pétition que nous dicte l'enthousiasme de la liberté (1). »

Ce discours excita l'enthousiasme des tribunes; des bravos, des trépignements retentirent presque à chaque phrase; tous ces gens crurent de bonne foi que l'univers s'associait aux travaux de l'assemblée. La position des députés était parfois assez embarrassante; la plupart étaient parfaitement au fait de cette mystification. Cependant, il leur convenait de garder un air recueilli, sérieux; bien que plusieurs reconnussent dans cette députation du genre humain leurs propres domestiques, ou ceux de leurs amis, travestis en Indiens, en Turcs, en Chaldéens, etc., sous des accoutrements empruntés au magasin de l'Opéra, et accordés à douze francs pour cette parade (2). La haran

(1) Moniteur.

(2) Le duc de Liancourt était chargé de payer une partie des acteurs de cette farce. L'un d'eux confondit Liancourt avec Biancourt, et fut de

gue de l'orateur du genre humain terminée, le député de Fermont se lève et dit d'un air très-sérieux : « Des ci« toyens de toutes les parties du monde viennent vous « offrir le plus bel hommage que vous puissiez jamais « recevoir pour prix de vos travaux ; leur demande doit « être accueillie et leur discours imprimé; vous devez aussi « leur accorder les honneurs de la séance. » Alors le président Menou, du ton le plus grave qu'il lui fut possible de prendre, répondit à la députation : « L'assemblée na«< tionale vous permettra d'assister à la fête de la Fédération, mais à condition qu'en retournant dans vos patries, vous raconterez à vos concitoyens ce que vous « avez vu (1). » Il y eut encore quelques autres allocutions de la même force durant cette scène burlesque, dont nous faisons grâce à nos lecteurs.

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La gaieté, les pompes majestueuses et brillantes, les vives illusions qui allaient se reproduire dans la grande fête de la Fédération, faisaient un pénible contraste avec

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mander son salaire à ce dernier... « Que voulez-vous, mon ami, lui dit « Biancourt... Monsieur, c'est moi qui ai fait le Chaldéen à l'assemblée nationale, et je viens vous demander 12 francs qu'on m'a promis. Ce « n'est pas moi qui suis chargé de ce payement, » lui dit Biancourt, et il renvoya le Chaldéen à celui qui l'avait employé. (Beaulieu, t. II, p. 299. Essais historiques sur la révolution de France.)

(1) Moniteur, t. IV, p. 675-676.

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