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Le souvenir tout palpitant encore des immenses sacrifices que l'ordre de la noblesse avait faits à la classe la plus nombreuse des habitants de la France, notamment dans la fameuse séance du 4 août de l'assemblée, le souvenir de cette séance devait d'autant plus exaspérer les propriétaires nobles, victimes de toutes ces énormités. « Voilà, disaient-ils dans leur douleur, voilà donc « le prix du dévouement de nos représentants à la cause << du peuple! >> Et nous ne saurions assez faire observer à nos lecteurs que pour considérer sous le point de vue le plus juste, le plus vrai, la situation d'un parti, d'une caste, dans les troubles politiques, il faut nous transporter en idée au milieu de cette caste, de ce parti, nous mettre en contact, pour ainsi dire, avec les sentiments, les anxiétés, les passions qui les agitent, avec leurs préjugés même; mettre en ligne de compte également tous les genres d'influence dont on se servait pour jeter dans ce ferment de nouveaux aliments de trouble.

Si les révolutionnaires employaient tous les moyens dont ils disposaient pour enflammer les esprits, les enthousiasmer en faveur de la révolution, les royalistes purs ne restaient pas spectateurs oisifs de toutes ces menées. On établissait à Paris et dans les principales villes de province des bureaux pour hâter l'émigration. On mettait en jeu tous les ressorts pour pousser les nobles

cidé, comme tant d'autres, à passer à l'étranger, il n'a jamais servi dans les armées des princes ni dans l'armée de Condé, qui ont fait la guerre à la révolution. Et les lignes que nous venons de rapporter n'ont point été dictées sous l'impression des événements récents, mais plusieurs années après, en 1797.

hors des frontières; on les stimulait à abandonner leurs femmes, leurs enfants, leurs propriétés. Les journaux de ce parti entretenaient des espérances ou jetaient la terreur, selon que les esprits étaient susceptibles d'ambition ou de crainte; exagérant sans cesse les immenses préparatifs des puissances en faveur des intérêts de la couronne de France, le nombre des nobles et des soldats déjà réunis faisant partie des armées des princes (1).

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D'autres mobiles non moins puissants déterminaient les gentilshommes français à passer sur le sol étranger. Une armée, sous les ordres de leurs princes, allait se former sur le Rhin (2). Cette noblesse était appelée à se ranger sous l'antique oriflamme du lis. Tous ces Français exaltés, animés spontanément d'un même sentiment, ile l'amour de leur souverain, ne songeaient qu'aux moyens les plus prompts d'arracher l'infortuné Louis XVI des mains de ses geôliers, sachant d'avance que, même s'il était libre, toute entreprise de ce genre, dans l'intérieur du pays, échouerait par son caractère timide et sans cesse vacillant. Et, pour tes Français, il ne s'agissait pas seulement de la personne de Louis, mais des institutions monarchiques stipulées même dans les cahiers des députés aux états généraux; enfin, comme l'avait exprimé Cazalès en s'adressant à ses collègues, avant la réunion des trois ordres « Le premier devoir des royalistes était de sauver «< la monarchie. » Ne devait-on pas compter aussi sur une

(1) Ferrières, Mémoires.

(2) Ce ne fut qu'à l'époque de l'arrestation de Louis XVI à Varennes; mais nous avons cru devoir anticiper sur les événements pour réunir dans un seul cadre tout ce qui se rapporte à l'émigration.

puissante coopération à ce dessein de la part des souverains de l'Europe? Si l'Angleterre, dans le siècle passé, et quelques états de l'Allemagne avaient fourni de nombreux contingents à Henri IV pour réduire ses sujets rebelles (1), ne devait-on pas s'attendre que les cabinets se hâteraient de mettre sur pied des forces imposantes pour combattre la France révolutionnée, arrêter dans sa source ce torrent qui, dans son débordement, irait se précipiter sur toute l'Europe. Telles étaient les idées qui préoccupaient et animaient les royalistes.

D'autres motifs plus intenses encore, s'il se peut, pour la jeune noblesse française, étaient de nature à porter au comble son ardeur d'émigrer. Ainsi qu'à la seconde croisade, sous Louis VII, on envoyait aux jeunes gentilshommes qui hésitaient à quitter les manoirs de leurs pères, des quenouilles et des fuseaux (2), comme à des efféminés, comme à des hommes sans cœur, dénués de tout sentiment viril. On écrivait à d'autres : « Vous n'arriverez pas « à temps; vous serez déshonorés, honnis; vos enfants ne << seront rien (3). » Le girondin Brissot lui-même ne s'est-il pas écrié à une séance de l'assemblée législative : « Qui ignore qu'un noble ne peut plus rester en France sans «< être déshonoré au delà du Rhin (4)! » C'est ainsi qu'on attachait même la honte, le déshonneur, à toute hésitation du gentilhomme qui tardait à se rendre à Coblentz, lieu de la formation de l'armée des princes; Coblentz, le poste

(1) Lacretelle, Guerre de religion, t. III, p. 422.- De Thou, t. VIII, p. 48. (2) Michaud, Histoire des croisades, t. II, p. 171.

(3) Marcillac, Souvenirs de l'émigration, p. 21 et suivantes. (4) Moniteur, t. X, p. 164, séance du 20 octobre 1791.

qu'on lui désignait comme étant celui de l'honneur (1). Aussi les accents de ce vieil honneur français faisaient battre tous ces cœurs; des essaims de royalistes répondirent à cet appel des descendants de Henri IV, et coururent se ranger sous leurs bannières. L'ambition, le sentiment de vanité même a pu influer sur le départ de l'homme de cour, dans l'attente d'un surcroît de faveurs en retour de son dévouement, une fois la cause du royalisme gagnée. Mais que dire de ce gentilhomme de province, inconnu de son roi, qui abandonne sa femme, ses enfants, ses plus chers intérêts, et part des bords de l'Océan, traverse toute la France à pied, au milieu des périls, chaque jour renaissants, que son émigration peut lui faire rencontrer sur sa route, pour aller prendre le mousquet de simple soldat, se nourrir du pain amer de l'étranger; sans autre stimulant que l'enthousiasme pour la cause qu'il a embrassée; sans songer à telle autre récompense, qui, même étant obtenue, serait hors de toute comparaison avec les sacrifices auxquels il s'est soumis? Une telle abnégation de tout intérêt person

(1) Nous sommes très-loin de vouloir prêter une teinte poétique à Coblentz, ce point de ralliement de l'émigration armée, cette nouvelle cour de France, dont on a tant parlé dans le temps, notamment dans les cercles diplomatiques de l'Europe. Ce fut effectivement à Coblentz que toutes les intrigues de Versailles refluèrent, et parurent d'autant plus misérables qu'elles s'exercèrent en face d'événements d'une extrême gravité, qui se déroulaient de l'autre côté du Rhin. On y voyait chaque courtisan émigré, à quelques exceptions près, moins occupé des grands intérêts de la monarchie que des siens propres, employer toute son habileté à écarter ses rivaux dans la voie des honneurs pour attirer sur lui seul toute la faveur des princes. Et que dire encore du dédain, du mépris même qu'on affectait envers des gentilshommes qui n'arrivaient pas assez vite, qui ne se présentaient pas assez tôt dans les rangs de cette nouvelle croi sade!

nel, de toute ambition, prêtait, à cette levée de boucliers des royalistes, un caractère chevaleresque, aventureux, poétique même, qui tranchait avec une philosophie égoïste, toute de calculs de ces temps.

Cette exaltation des sentiments royalistes de la noblesse française avait même passé les mers; elle vint saisir Chateaubriand au milieu des solitudes du nouveau monde. Le hasard lui fait jeter les yeux sur un journal, où il apprend les événements récents de la France, le progrès de l'émigration armée; et le gentilhomme breton, plus tard, cet ardent défenseur de la charte et des garanties constitutionnelles, croit entendre la voix de l'honneur; il s'arrache à ses méditations chéries, repasse l'Océan, et rejoint l'armée des princes sur le Rhin. On trouva qu'il arrivait trop tard; on lui montra la liste des défenseurs du trône fermée; il eut beau faire observer qu'il arrivait tout exprès de la cataracte du Niagara... « Je fus, dit-il, au << moment de croiser l'épée pour obtenir l'honneur de por«< ter un havresac. » Reçu enfin comme garde noble, il fit campagne de 1792 avec un vieux fusil sans chien et le sac sur le dos (1).

la

En somme, tout semblait concourir pour pousser les gentilshommes français, les royalistes, hors de leur pays; toutes les passions qui remuent profondément les âmes étaient là, en présence, pour leur faire abandonner leurs foyers domestiques. L'horreur de voir massacrer les objets de leur plus chère affection, leurs propriétés incendiées, dévastées, en retour des sacrifices que leur ordre avait

(1) Galerie nouvelle des contemporains, t. I, article Chateaubriand.

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