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séductions de l'ambition et de la misère; ceux dont une honorable vieillesse couronne une vie sans reproche; ceux qu'une longue expérience a versés dans les affaires publiques; ceux qui, sans ambition dans l'état, n'y veulent d'autre rang que celui de citoyens; enfin ceux qui, n'ayant jamais eu pour objet dans leurs démarches que le bien de la patrie et le maintien des lois, ont mérité par leurs vertus l'estime du public et la confiance de leurs égaux.

Mais surtout réunissez-vous tous. Vous êtes perdus sans ressource si vous restez divisés. Et pourquoi le seriez-vous quand de si grands intérêts communs vous unissent? Comment, dans un pareil danger, la basse jalousie et les petites passions osent-elles se faire entendre? Valent-elles qu'on les contente à si haut prix? et faudra-t-il que vos enfants disent un jour en pleurant sur leurs fers: Voilà le fruit des dissensions de nos pères? En un mot, il s'agit moins ici de délibération que de concorde : le choix du parti que vous prendrez n'est pas la plus grande affaire; fût-il mauvais en lui-même, prenez-le tous ensemble; par cela seul il deviendra le meilleur, et vous ferez toujours ce qu'il faut faire, pourvu que vous le fassiez de concert. Voilà mon avis, monsieur, et je finis par où j'ai commencé. En vous obéissant, j'ai rempli mon dernier devoir envers la patrie. Maintenant je prends congé de ceux qui l'habitent; il ne leur reste aucun mal à me faire, et je ne puis plus leur faire aucun bien.

FIN DES LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.

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VISION

DE PIERRE DE LA MONTAGNE,

DIT LE VOYANT *.

Ici sont les trois chapitres de la Vision de Pierre de la Montagne, dit LE VOYANT, concernant la désobéissance et damnable rebellion de Pierre Duval, dit Pierrot des Dames.

CHAPITRE I.

1. Et j'étois dans mon pré, fauchant mon regain, et il faisoit chaud, et j'étois las, et un prunier de prunes vertes étoit près de moi.

2. Et, me couchant sous le prunier, je m'endormis. 3. Et durant mon sommeil j'eus une vision, et j'entendis une voix aigre et éclatante comme le son d'un cornet de postillon.

4. Et cette voix étoit tantôt foible et tantôt forte, tantôt grosse et tantôt claire; passant successivement et rapidement des sons les plus graves aux plus aigus, comme le miaulement d'un chat sur une gouttière, ou comme la déclamation du révérend Imers, diacre du Val-de-Travers.

5. Et la voix, s'adressant à moi, me dit ainsi : Pierre le Voyant, mon fils, écoute mes paroles. Et je me tus en dormant, et la voix continua.

*

6. Écoute la parole que je t'adresse de la part de

Au Livre xii des Confessions, Rousseau fait connoître l'objet qu'il avoit en vue, et celui qu'il vouloit ridiculiser en écrivant cette plaisanterie.

l'esprit, et la retiens dans ton cœur. Répands-la par toute la terre et par tout le Val-de-Travers, afin qu'elle soit en édification à tous les fidèles.

7. Et afin qu'instruits du châtiment du rebelle Pierre Duval, dit Pierrot des dames, ils apprennent à ne plus mépriser les nocturnes inspirations de la voix.

8. Car je l'avois choisi dans l'abjection de son esprit, et dans la stupidité de son cœur, pour être mon interpréte.

9.

J'en avois fait l'honorable successeur de ma servante la Batizarde1, afin qu'il portàt, comme elle, dans toute l'Église la lumière de mes inspirations.

10. Je l'avois chargé d'être, comme elle, l'organe de ma parole, afin que ma gloire fût manifestée et qu'on vît que je puis, quand il me plaît, tirer de l'or de la boue, et des perles du fumier.

11. Je lui avois dit : Va, parle à ton frère errant Jean-Jacques, qui se fourvoie, et le ramène au bon chemin.

12. Car dans le fond ton frère Jean-Jacques est un bon homme, qui ne fait tort à personne, qui craint Dieu, et qui aime la vérité.

13. Mais, pour le ramener d'un égarement, ce peuple y tombe lui-même; et, pour vouloir le rendre à la foi, ce peuple renonce à la loi.

14. Car la loi défend de venger les offenses qu'on a reçues, et eux outragent sans cesse un homme qui ne les a point offensés.

15. La loi ordonne de rendre le bien pour le mal, et eux lui rendent le mal pour le bien.

1 Vieille commère de la lie du peuple, qui jadis se piquoit d'avoir

des visions.

16. La loi ordonne d'aimer ceux qui nous haïssent, et eux haïssent celui qui les aime.

17. La loi ordonne d'user de miséricorde, et eux n'usent pas même de justice.

18. La loi défend de mentir, et il n'y a sorte de mensonge qu'ils n'inventent contre lui.

19. La loi défend la médisance, et ils le calomnient

sans cesse.

20. Ils l'accusent d'avoir dit que les femmes n'avoient point d'ame, et il dit, au contraire, que toutes les femmes aimables en ont au moins deux.

21. Ils l'accusent de ne pas croire en Dieu, et nul n'a si fortement prouvé l'existence de Dieu.

22. Ils disent qu'il est l'Antechrist, et nul n'a si dignement honoré le Christ.

23. Ils disent qu'il veut troubler leurs consciences, et jamais il ne leur a parlé de religion.

24. Que s'ils lisent des livres faits pour sa défense en d'autres pays, est-ce sa faute? et les a-t-il priés de les lire? mais, au contraire, c'est pour ne les avoir point lus qu'ils croient qu'il y a dans ces livres de mauvaises choses qui n'y sont point, et qu'ils ne croient point que les bonnes choses qui y sont y soient en effet.

25. Car ceux qui les ont lus en pensent tout autrement, et le disent lorsqu'ils sont de bonne foi.

26. Toutefois ce peuple est bon naturellement; mais on le trompe, et il ne voit pas qu'on lui fait défendre la cause de Dieu avec les armes de Satan.

27. Tirons-les de la mauvaise voie où on les mène, et ôtons cette pierre d'achoppement de devant leurs pieds.

CHAPITRE II.

1. Va donc, et parle à ton frère errant Jean-Jacques et lui adresse en mon nom ces paroles. Ainsi a dit la voix de la part de l'esprit :

2. Mon fils, Jean-Jacques, tu t'égares dans tes idées. Reviens à toi, sois docile, et reçois mes paroles de correction.

3. Tu crois en Dieu puissant, intelligent, bon, juste, et rémunérateur; et en cela tu fais bien.

4. Tu crois en Jésus son fils, son Christ, et en sa parole; et en cela tu fais bien.

5. Tu suis de tout ton pouvoir les préceptes du saint Évangile; et en cela tu fais bien.

6. Tu aimes les hommes comme ton prochain, et les chrétiens comme tes frères; tu fais le bien quand tu peux, et ne fais jamais de mal à personne que pour ta défense et celle de la justice.

7. Fondé sur l'expérience, tu attends peu d'équité de la part des hommes; mais tu mets ton espoir dans l'autre vie, qui te dédommagera des misères de celleci: et en tout cela tu fais bien.

8. Je, connois tes œuvres : j'aime les bonnes; ton cœur et ma clémence effaceront les mauvaises. Mais une chose me déplaît en toi.

9. Tu t'obstines à rejeter les miracles : et que t'importent les miracles? puisqu'au surplus tu crois à la loi sans eux, n'en parle point, et ne scandalise plus les foibles.

10. Et lorsque toi, Pierre Duval, dit Pierrot des

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