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n'est pas composé de matière et d'esprit, mais il est matière ou esprit seulement. Sur les raisons déduites par le vicaire, il ne sauroit concevoir que ce principe soit matière; et, s'il est esprit, il ne sauroit concevoir que par lui la matière ait reçu l'être; car il faudroit pour cela concevoir la création. Or l'idée de création, l'idée sous laquelle on conçoit que, par un simple acte de volonté, rien devient quelque chose, est, de toutes les idées qui ne sont pas clairement contradictoires, la moins compréhensible à l'esprit humain.

Arrêté des deux côtés par ces difficultés, le bon prêtre demeure indécis, et ne se tourmente point d'un doute de pure spéculation, qui n'influe en aucune manière sur ses devoirs en ce monde ; car enfin que m'importe d'expliquer l'origine des êtres, pourvu que je sache comment ils subsistent, quelle place j'y dois remplir, et en vertu de quoi cette obligation m'est imposée ?

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Mais supposer deux principes 1 des choses, supposition que pourtant le vicaire ne fait point, ce n'est pas pour cela supposer deux dieux; à moins que, comme les manichéens, on ne suppose aussi ces principes tous deux actifs : doctrine absolument contraire à celle du vicaire, qui très positivement n'admet qu'une intelligence première, qu'un seul principe actif, et par conséquent qu'un seul Dieu.

' Celui qui ne connoît que deux substances ne peut non plus imaginer que deux principes; et le terme, ou plusieurs, ajouté dans l'endroit cité, n'est là qu'une espèce d'explétif, servant tout au plus à faire entendre que le nombre de ces principes n'importe pas plus à connoître que leur nature.

J'avoue bien que la création du monde étant clairement énoncée dans nos traductions de la Genèse, la rejeter positivement seroit à cet égard rejeter l'autorité, sinon des livres sacrés, au moins des traductions qu'on nous en donne: et c'est aussi ce qui tient le vicaire dans un doute qu'il n'auroit peut-être pas sans cette autorité; car d'ailleurs la coexistence des deux principes semble expliquer mieux la constitution de l'univers, et lever des difficultés qu'on a peine à résoudre sans elle, comme entre autres celle de l'origine du mal. De plus, il faudroit entendre parfaitement l'hébreu, et même avoir été contemporain de Moïse, pour savoir certainement quel sens il a donné au mot qu'on nous rend par le mot créa. Ce terme est trop philosophique pour avoir eu dans son origine l'acception connue et populaire que nous lui donnons maintenant sur la foi de nos docteurs. Rien n'est moins rare que des mots dont le sens change par trait de temps, et qui font attribuer aux anciens auteurs qui s'en sont servis des idées qu'ils n'ont point eues. Le mot hébreu qu'on a traduit par créer, faire quelque chose de rien, signifie plutôt faire, produire quelque chose avec

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' Il est bon de remarquer que cette question de l'éternité de la matière, qui effarouche si fort nos théologiens, effarouchoit assez peu les pères de l'Église, moins éloignés des sentiments de Platon. Sans parler de Justin, martyr, d'Origène, et d'autres, Clément Alexandrin prend si bien l'affirmative dans ses hypotyposes, que Photius veut à cause de cela que ce livre ait été falsifié. Mais le même sentiment reparoît encore dans les Stromates, où Clément rapporte celui d'Héraclite sans l'improuver. Ce père, livre V, tâche à la vérité d'établir un seul principe, mais c'est parcequ'il refuse ce nom à la matière, même en admettant son éternité.

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magnificence. Rivet prétend même que ce mot hébreu bara, ni le mot grec qui lui répond, ni même le mot latin creare, ne peuvent se restreindre à cette signification particulière de produire quelque chose de rien : il est si certain du moins que le mot latin se prend dans un autre sens, que Lucréce, qui nie formellement la possibilité de toute création, ne laisse pas d'employer souvent le même terme pour exprimer la formation de l'univers et de ses parties. Enfin M. de Beausobre a prouvé 1 que la notion de la création ne se trouve point dans l'ancienne théologie judaïque; et vous êtes trop instruit, monseigneur, pour ignorer que beaucoup d'hommes, pleins de respect pour nos livres sacrés, n'ont cependant point reconnu dans le récit de Moïse l'absolue création de l'univers. Ainsi le vicaire, à qui le despotisme des théologiens n'en impose pas, peut très bien, sans en être moins orthodoxe, douter s'il y a deux principes éternels des choses, ou s'il n'y en a qu'un. C'est un débat purement grammatical ou philosophique, où la révélation n'entre pour rien.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre nous; et, sans soutenir les sentiments du vicaire, je n'ai rien à faire ici qu'à montrer vos torts.

Or vous avez tort d'avancer que l'unité de Dieu me paroît une question oiseuse et supérieure à la raison, puisque, dans l'écrit que vous censurez, cette unité est établie et soutenue par le raisonnement: et vous avez tort de vous étayer d'un passage de Tertullien

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pour conclure contre moi qu'il implique qu'il y ait plusieurs dieux; car, sans avoir besoin de Tertullien, je conclus aussi de mon côté qu'il implique qu'il y ait plusieurs dieux.

Vous avez tort de me qualifier pour cela d'auteur téméraire, puisqu'où il n'y a point d'assertion, il n'y a point de témérité. On ne peut concevoir qu'un auteur soit un téméraire, uniquement pour être moins hardi que vous.

Enfin vous avez tort de croire avoir bien justifié les dogmes particuliers qui donnent à Dieu les passions humaines, et qui, loin d'éclaircir les notions du grand Être, les embrouillent et les avilissent, en m'accusant faussement d'embrouiller et d'avilir moi-même ces notions, d'attaquer directement l'essence divine, que je n'ai point attaquée, et de révoquer en doute son unité, que je n'ai point révoquée en doute. Si je l'avois fait, que s'ensuivroit-il? Récriminer n'est pas se justifier: mais celui qui, pour toute défense, ne sait que récriminer à faux, a bien l'air d'être seul coupable.

La contradiction que vous me reprochez dans le même lieu est tout aussi bien fondée que la précédente accusation. Il ne sait, dites-vous, quelle est la nature de Dieu, et bientôt après il reconnoît que cet Étre suprême est doué d'intelligence, de puissance, de volonté et de bonté: n'est-ce donc pas là avoir une idée de la nature divine?

Voici, monseigneur, là-dessus ce que j'ai à vous dire:

« Dieu est intelligent; mais comment l'est-il ? « L'homme est intelligent quand il raisonne, et la

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suprême intelligence n'a pas besoin de raisonner; il n'y a pour elle ni prémisses, ni conséquences, il n'y « a pas même de proposition; elle est purement intuitive, elle voit également tout ce qui est et tout ce qui peut être; toutes les vérités ne sont pour elle << qu'une seule idée, comme tous les lieux un seul point et tous les temps un seul moment. La puis«<sance humaine agit par des moyens; la puissance << divine agit par elle-même: Dieu peut parcequ'il veut, « sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien n'est « plus manifeste; mais la bonté dans l'homme est l'amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est « l'amour de l'ordre; car c'est par l'ordre qu'il main<< tient ce qui existe et lie chaque partie avec le tout. « Dieu est juste, j'en suis convaincu, c'est une suite « de sa bonté ; l'injustice des hommes est leur œuvre « et non pas la sienne; le désordre moral, qui dépose « contre la Providence aux yeux des philosophes, ne " fait que la démontrer aux miens. Mais la justice de << l'homme est de rendre à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu de demander compte à « chacun de ce qu'il lui a donné.

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«Que si je viens à découvrir successivement ces << attributs dont je n'ai nulle idée absolue, c'est par « des conséquences forcées, c'est par le bon usage de « ma raison : mais je les affirme sans les comprendre, « et dans le fond c'est n'affirmer rien. J'ai beau me dire, Dieu est ainsi; je le sens, je me le prouve: « je n'en conçois pas mieux comment Dieu peut être << ainsi.

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« Enfin, plus je m'efforce de contempler son es

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