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au moins. Locke en particulier les a traitées exactement dans les mêmes principes que moi. Tous trois sont nés sous des rois, ont vécu tranquilles, et sont morts honorés dans leur pays. Vous savez comment j'ai été traité dans le mien.

Aussi soyez sûr que, loin de rougir de ces flétrissures, je m'en glorifie, puisqu'elles ne servent qu'à mettre en évidence le motif qui me les attire, et que ce motif n'est que d'avoir bien mérité de mon pays. La conduite du Conseil envers moi m'afflige sans doute, en rompant des nœuds qui m'étoient si chers; mais peut-elle m'avilir? Non, elle m'élève, elle me met au rang de ceux qui ont souffert pour la liberté. Mes livres, quoi qu'on fasse, porteront toujours témoignage d'eux-mêmes, et le traitement qu'ils ont reçu ne fera que sauver de l'opprobre ceux qui auront l'honneur d'être brûlés après eux.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

SECONDE PARTIE.

LETTRE VII.

État présent du Gouvernement de Genève, fixé par l'édit de la médiation.

Vous m'aurez trouvé diffus, monsieur; mais il falloit l'être, et les sujets que j'avois à traiter ne se discutent pas par des épigrammes. D'ailleurs ces sujets m'éloignent moins qu'il ne semble de celui qui vous intéresse. En parlant de moi, je pensois à vous; et votre question tenoit si bien à la mienne, que l'une est déjà résolue avec l'autre ; il ne me reste que la conséquence à tirer. Partout où l'innocence n'est pas en sûreté, rien n'y peut être ; partout où les lois sont violées impunément, il n'y a plus de liberté.

Cependant, comme on peut séparer l'intérêt d'un particulier de celui du public, vos idées sur ce point sont encore incertaines; vous persistez à vouloir que je vous aide à les fixer. Vous demandez quel est l'état présent de votre république, et ce que doivent faire ses citoyens. Il est plus aisé de répondre à la première question qu'à l'autre.

Cette première question vous embarrasse sûrement moins par elle-même que par les solutions contradictoires qu'on lui donne autour de vous. Des gens de

très bon sens vous disent, Nous sommes le plus libre de tous les peuples; et d'autres gens de très bon sens vous disent, Nous vivons sous le plus dur esclavage. Lesquels ont raison? me demandez-vous. Tous, monsieur; mais à différents égards: une distinction très simple les concilie. Rien n'est plus libre que votre état légitime; rien n'est plus servile que votre état actuel.

Vos lois ne tiennent leur autorité que de vous; vous ne reconnoissez que celles que vous faites; vous ne payez que les droits que vous imposez; vous élisez les chefs qui vous gouvernent; ils n'ont droit de vous juger que par des formes prescrites. En Conseil général, vous êtes législateurs, souverains, indépendants de toute puissance humaine; vous ratifiez les traités, vous décidez de la paix et de la guerre; vos magistrats eux-mêmes vous traitent de magnifiques, très honorés et souverains seigneurs : voilà votre liberté; voici votre servitude.

Le corps chargé de l'exécution de vos lois en est l'interprète et l'arbitre suprême; il les fait parler comme il lui plaît; il peut les faire taire; il peut même les violer sans que vous puissiez y mettre ordre; il est au-dessus des lois.

Les chefs que vous élisez ont, indépendamment de votre choix, d'autres pouvoirs qu'ils ne tiennent pas de vous, et qu'ils étendent aux dépens de ceux qu'ils en tiennent. Limités dans vos élections à un petit nombre d'hommes, tous dans les mêmes principes et tous animés du même intérêt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d'impor

tance. Ce qui importeroit dans cette affaire seroit de pouvoir rejeter tous ceux entre lesquels on vous force de choisir. Dans une élection libre en apparence, vous êtes si génés de toutes parts, que vous ne pouvez pas même élire un premier syndic ni un syndic de la garde le chef de la république et le commandant de la place ne sont pas à votre choix.

Si l'on n'a pas le droit de mettre sur vous de nouveaux impôts, vous n'avez pas celui de rejeter les vieux. Les finances de l'état sont sur un tel pied, que, sans votre concours, elles peuvent suffire à tout. On n'a donc jamais besoin de vous ménager dans cette vue, et vos droits à cet égard se réduisent à être exempts en partie, et à n'être jamais nécessaires.

Les procédures qu'on doit suivre en vous jugeant sont prescrites; mais, quand le Conseil veut ne les pas suivre, personne ne peut l'y contraindre, ni l'obliger à réparer les irrégularités qu'il commet. Làdessus je suis qualifié pour faire preuve, et vous savez si je suis le seul.

En Conseil général, votre souveraine puissance est enchaînée vous ne pouvez agir que quand il plaît à vos magistrats, ni parler que quand ils vous interrogent. S'ils veulent même ne point assembler de Conseil général, votre autorité, votre existence est anéantie, sans que vous puissiez leur opposer que de vains murmures qu'ils sont en possession de mépriser.

Enfin, si vous êtes souverains seigneurs dans l'assemblée, en sortant de là vous n'êtes plus rien. Quatre heures par an souverains subordonnés, vous

êtes sujets le reste de la vie, et livrés sans réserve à la discrétion d'autrui.

Il vous est arrivé, messieurs, ce qu'il arrive à tous les gouvernements semblables au vôtre. D'abord la puissance législative et la puissance exécutive qui constituent la souveraineté n'en sont pas distinctes. Le peuple souverain veut par lui-même, et par lui-même il fait ce qu'il veut. Bientôt l'incommodité de ce concours de tous à toute chose force le peuple souverain de charger quelques uns de ses membres d'exécuter ses volontés. Ces officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, et rentrent dans la commune égalité. Peu-à-peu ces commissions deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte; il ne rend plus compte que des principaux; bientôt il vient à bout de n'en rendre d'aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté`d'hier est censée être aussi celle d'aujourd'hui; au lieu que l'acte d'hier ne dispense pas d'agir aujourd'hui. Enfin l'inaction de la puissance qui veut la soumet à la puissance qui exécute celle-ci rend peu-à-peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés; au lieu d'agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l'état qu'une puissance agissante, c'est l'exécutive. La puissance exécutive n'est que la force; et, où règne la seule force, l'état est dissous. Voilà, monsieur, comment périssent à la fin tous les états démocratiques.

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