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ne l'étoit pas, peut-être se contenteroit-on d'enfermer l'auteur avec les fous, et l'on lui rendroit justice: mais si malheureusement il l'étoit, ce seroit bien pis; et vous concevez, monseigneur, ou d'autres concevront pour vous, qu'il n'y auroit pas assez de bûchers et de roues pour punir l'infortuné d'avoir eu raison. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici.

Quel que fût le sort de cet homme, il est sûr qu'un déluge d'écrits viendroit fondre sur le sien il n'y auroit pas un grimaud qui, pour faire sa cour aux puissances, et tout fier d'imprimer avec privilège du roi, ne vînt lancer sur lui sa brochure et ses injures, et ne se vantât d'avoir réduit au silence celui qui n'auroit pas daigné répondre, ou qu'on auroit empêché de parler. Mais ce n'est pas encore de cela qu'il s'agit.

Supposons enfin qu'un homme grave, et qui auroit son intérêt à la chose, crût devoir aussi faire comme les autres, et parmi beaucoup de déclamations et d'injures, s'avisât d'argumenter ainsi : Quoi! malheureux! vous voulez anéantir les gouvernements et les lois, tandis que les gouvernements et les lois sont le seul frein du vice, et ont bien de la peine encore à le contenir! Que seroit-ce, grand Dieu! si nous ne les avions plus? Vous nous ôtez les gibets et les roues, vous voulez établir un brigandage public. Vous êtes un homme abominable.

Si ce pauvre homme osoit parler, il diroit sans doute: << Très excellent seigneur, votre grandeur fait << une pétition de principe. Je ne dis point qu'il ne faut « pas réprimer le vice; mais je dis qu'il vaut mieux

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«<l'empêcher de naître. Je veux pourvoir à l'insuf«fisance des lois, et vous m'alléguez l'insuffisance des «<lois. Vous m'accusez d'établir les abus, parcequ'au << lieu d'y remédier, j'aime mieux qu'on les prévienne. « Quoi! s'il étoit un moyen de vivre toujours en santé, « faudroit-il donc le proscrire de peur de rendre les << médecins oisifs? Votre excellence veut toujours voir << des gibets et des roues, et moi je voudrois ne plus « voir de malfaiteurs: avec tout le respect que je lui dois, je ne crois pas être un homme abominable. »

Hélas! M. T. C. F., malgré les principes de l'éducation la plus saine et la plus vertueuse, malgré les promesses les plus magnifiques de la religion et les menaces les plus terribles, les écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fréquents, trop multipliés. J'ai prouvé que cette éducation que vous appelez la plus saine, étoit la plus insensée; que cette éducation que vous appelez la plus vertueuse, donnoit aux enfants tous leurs vices: j'ai prouvé que toute la gloire du paradis les tentoit moins qu'un morceau de sucre, et qu'ils craignoient beaucoup plus de s'ennuyer à vêpres que de brûler en enfer: j'ai prouvé que les écarts de la jeunesse, qu'on se plaint de ne pouvoir réprimer par ces moyens, en étoient l'ouvrage. Dans quelles erreurs, dans quels excès, abandonnée à elle-même, ne se précipiteroit-elle donc pas ! La jeunesse ne s'égare jamais d'elle-même, toutes ses erreurs lui viennent d'être mal conduite; les camarades et les maîtresses achèvent ce qu'ont commencé les prêtres et les précepteurs : j'ai prouvé cela. C'est un torrent qui se déborde malgré les digues puissantes qu'on lui avoit opposées. Que seroit-ce donc si nul obstacle ne

suspendoit ses flots et ne rompoit ses efforts? Je pourrois dire: C'est un torrent qui renverse vos impuissantes digues et brise tout: élargissez son lit et le laissez courir sans obstacle, il ne fera jamais de mal. Mais j'ai honte d'employer dans un sujet aussi sérieux ces figures de college, que chacun applique à sa fantaisie, et qui ne prouvent rien d'aucun côté.

Au reste, quoique, selon vous, les écarts de la jeunesse ne soient encore que trop fréquents, trop multipliés, à cause de la pente de l'homme au mal, il paroît qu'à tout prendre vous n'êtes pas trop mécontent d'elle; que vous vous complaisez assez dans l'éducation saine et vertueuse que lui donnent actuellement vos maîtres pleins de vertus, de sagesse et de vigilance; que, selon vous, elle perdroit beaucoup à être élevée d'une autre manière, et qu'au fond vous ne pensez pas de ce siècle, la lie des siècles, tout le mal que vous affectez d'en dire à la tête de vos mandements.

Je conviens qu'il est superflu de chercher de nouveaux plans d'éducation, quand on est si content de celle qui existe: mais convenez aussi, monseigneur, qu'en ceci vous n'êtes pas difficile. Si vous eussiez été aussi coulant en matière de doctrine, votre diocèse eût été agité de moins de troubles; l'orage que vous avez excité ne fût point retombé sur les jésuites; je n'en aurois point été écrasé par compagnie; vous fussiez resté plus tranquille, et moi aussi.

Vous avouez que pour réformer le monde autant que le permettent la foiblesse, et, selon vous, la corruption de notre nature, il suffiroit d'observer, sous

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la direction et l'impression de la grace, les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin, et de les diriger vers la route qui conduit à la vérité 1. Par là, continuez-vous, ces esprits, encore exempts de préjugés, seroient pour toujours en garde contre l'erreur; ces cœurs, encore exempts des grandes passions, prendroient les impressions de toutes les vertus. Nous sommes donc d'accord sur ce point, car je n'ai pas dit autre chose. Je n'ai pas ajouté, j'en conviens, qu'il fallût faire élever les enfants par des prêtres; même je ne pensois pas que cela fût nécessaire pour en faire des citoyens et des hommes; et cette erreur, si c'en est une, commune à tant de catholiques, n'est pas un si grand crime à un protestant. Je n'examine pas si, dans votre pays, les prêtres eux-mêmes passent pour de si bons citoyens; mais comme l'éducation de la génération présente est leur ouvrage, c'est entre vous d'un côté, et vos anciens mandements de l'autre, qu'il faut décider si leur lait spirituel lui a si bien profité, s'il en a fait de si grands saints 2, vrais adorateurs de Dieu, et de si grands hommes, dignes d'être la ressource et l'ornement de la patrie. Je puis ajouter une observation qui devroit frapper tous les bons François, et vous-même comme tel; c'est que de tant de rois qu'a eus votre nation, le meilleur est le seul que n'ont point élevé les prêtres.

Mais qu'importe tout cela, puisque je ne leur ai point donné l'exclusion? Qu'ils élévent la jeunesse, s'ils en sont capables, je ne m'y oppose pas, et ce

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que vous dites là-dessus ne fait rien contre mon livre. Prétendriez-vous que mon plan fût mauvais par cela seul qu'il peut convenir à d'autres qu'aux gens d'église?

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Si l'homme est bon par sa nature, comme je crois l'avoir démontré, il s'ensuit qu'il demeure tel tant que rien d'étranger à lui ne l'altère; et si les hommes sont méchants, comme ils ont pris peine à me l'apprendre, il s'ensuit que leur méchanceté leur vient d'ailleurs fermez donc l'entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon. Sur ce principe j'établis l'éducation négative comme la meilleure, ou plutôt la seule bonne; je fais voir comment toute éducation positive suit, comme qu'on s'y prenne, une route opposée à son but; et je montre comment on tend au même but, et comment on y arrive, par le chemin que j'ai tracé.

J'appelle éducation positive celle qui tend à former l'esprit avant l'âge et à donner à l'enfant la connoissance des devoirs de l'homme. J'appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connoissances, avant de nous donner ces connoissances, et qui prépare à la raison par l'exercice des sens. L'éducation négative n'est pas oisive, tant s'en faut : elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur; elle dispose l'enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l'entendre, et au bien quand il est en état de l'aimer.

Mandement, § II.

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