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M. Frédéric Ancillon, y puisaient des lumières nouvelles pour l'histoire des grandes familles du genre humain. La science de la prospérité physique des sociétés est, en effet, tout entière dans le livre de Smith. Mais, peut-on y chercher leurs moyens de prospérité morale? y trouvera-t-on les principes d'ordre, d'harmonie et de vitalité d'où dépendent leur conservation et leur puissance? nous ne le croyons pas. L'auteur, absorbé dans la recherche des principes de la richesse, y a rattaché très-faiblement, et d'une manière très-incomplète, quelques considérations d'un ordre plus élevé ; et ces excursions, hors de son domaine, n'ont pas toujours été heureuses. Ses vues sur la partie morale de l'économie politique sont incertaines, et ne portent pas loin. Il semble donner à entendre que, pourvu qu'une nation développe librement ses facultes industrielles, tout le reste suivra naturellement et ira toujours assez bien, comme si le libre essor de ces facultés ne dépendait pas du concours de toutes les circonstances et de toutes les institutions qui impriment à un peuple son caractère particulier et sa direction. C'est beaucoup, sans doute, que le développement de la puissance industrieuse. Mais ce développement ne se fait pas tout seul, et ce n'est pas tout. Carthage avait une bien plus grande puissance d'industrie, elle était bien plus riche que Rome, et elle succomba. Il en avait été de même d'Athènes, luttant contre Lacédémone; de Tyr, combattant Alexandre. Sans l'énergie et le génie du prince d'Orange, la Hollande, si riche, fléchissait sous l'ascendant de Louis XIV, et devenait une province française. Croit-on que l'industrie eût prodigué tant de miracles sur le sol d'Albion, et sous les voiles de ses innombrables vaisseaux, si le génie de la liberté n'eût pas inspiré à ses enfans le dévouement aux institutions et aux lois qui ont fondé et qui conservent l'ordre et la prospérité dans leur patrie? Cérès et Minerve sont législa→ trices sans doute; mais ces divinités ne dispensent leurs bien

faits qu'à ceux qui savent honorer les dieux, et accomplir leurs oracles.

En se bornant à l'étude de la chrysologie ou de la science des richesses, en s'efforçant d'y rattacher tout l'ordre social, n'aurait-on pas imprimé, dans ces derniers tems, en Angleterre et en France, une fausse direction à l'économie politique? N'est-il pas plus exact et plus vrai d'envisager celle-ci comme une science morale? C'est sans doute, en effet, dans les institutions, les mœurs et les lois que l'arbre a son tronc et ses racines. La chrysologie, les merveilles de l'industrie et du commerce alimentent la sève de l'arbre, et c'est par elles qu'il déploie le luxe de ses branches.

Sans la connaissance des rapports naturels entre tous les élémens dont se compose l'économie politique d'un état la prospérité publique plus souvent apparente que réelle, serait précaire et trompeuse. C'est, au surplus, ce qu'ont très-bien senti d'excellens esprits. On voit, dans les écrits de l'un de nos plus habiles économistes, M. Say, que cette vérité s'est présentée plus d'une fois à sa pensée. Elle a dicté à un auteur que nous avons déjà cité, M. F. Ancillon, des réflexions pleines de sagesse, qu'on lit dans ses derniers Essais philosophiques. En Allemagne, elle a suggéré à M. le comte de Soden des vues étendues sur l'économie nationale; à M. Lueder, célèbre économiste germain, des doutes ingénieux sur l'exactitude des systèmes qui président à l'économie moderne; elle a inspiré à l'historien des républiques italiennes (M. de Sismondi), de graves objections contre l'application des maximes chrysologiques au gouvernement et à l'administration, et des tentatives plus ou moins heureuses pour rétablir l'empire légitime de l'économie morale des sociétés sur leur économie matérielle. On peut dire, en effet, que c'est l'harmonie naturelle entre ces deux sciences qui consti

tue vraiment l'économie politique. Smith s'est peu occupé de ces rapports. Il n'a eu, à cet égard, que des idées imparfaites. Cependant, vouloir considérer ces sciences comme isolées l'une de l'autre, les étudier chacune à part, et en laissant à l'écart ses relations naturelles et nécessaires avec les questions connexes, 'ou asservir complétement celle-ci à celle-là, c'est tomber dans l'erreur des matérialistes et des idéalistes, qui prétendent faire connaître l'homme, en n'étudiant que l'organisation physique, ou la psychologie, ou en considérant l'une des deux conditions de notre existence, et surtout l'élément spirituel comme un esclave abject. De là, les paradoxes et les erreurs de quelques économistes anglais, dont les connaissances et l'habileté ont d'ailleurs éclairé des questions importantes. MM. Malthus, Buchanan, Ricardo, et surtout ce dernier calculateur, se sont souvent trompés en s'écartant de la doctrine de Smith, défendue avec beaucoup de talent par son traducteur. Et ce qui a causé leurs erreurs, c'est l'oubli des faits et des considérations morales, porté beaucoup plus loin dans leurs écrits que dans le livre du célèbre professeur d'Édimbourg; c'est ainsi qu'ils ont plus ou moins outre son matérialisme économique.

En effet, si Smith n'a pas fait entrer dans ses méditatious toutes les relations d'un ordre supérieur qui se rattachaient à son sujet, une grande et noble idée plane cependant sur tout son travail, et donne de la dignité et de l'élévation à sa pensée. Tout son livre semble conçu pour appeler à la liberté l'industrie humaine, pour faire retentir aux oreilles des administrateurs et des peuples cette maxime salutaire : « que leur prospérité est inséparable de la plus grande latitude de liberté et de concurrence pour le travail : » maxime dont des circonstances accidentelles, des rivalités nationales, et plus encore d'aveugles passions, rendent souvent l'application trèsdifficile, mais qu'il n'appartenait pas moins au génie de pro

clamer, et dont les intérêts du moment ne doivent jamais méconnaître l'importance, même quand ils s'en écartent. Contester que le plus grand développement des facultés productives soit lié à la liberté de l'industrie, et attaquer Smith sous ce rapport, c'est disputer au soleil la chaleur et la lumière. Ceux qui réclament des exceptions, des limitations, des prohibitions, doivent se placer sur un autre terrain, et invoquer des intérêts plus pressans.

Ainsi, malgré toute l'importance du travail et de ses efforts, et quoique le libre essor du travail soit un moyen puissant d'ordre et de prospérité, il faut reconnaître que les intérêts des hommes, réunis en société, sont trop compliqués pour qu'un principe aussi simple puisse leur servir de boussole et de régulateur unique. Faudrait-il donc, à l'exemple de M. de Soden, rappeler aux nations que lè mobile de leur activité doit être, non pas la passion de l'aisance et des richesses, mais le dévouement à l'ordre et au bonheur de la patrie, dont le culte des lois et de l'honneur national, inséparable de tous les sentimens et de toutes les habitudes morales, est le premier et le plus sûr garant? Ce dévouement, ce culte sont, pour les sociétés, comme pour les individus, la meilleure inspiration et les plus nobles guides. Pour les uns comme pour les autres, une industrie persévérante et éclairée est un gage de succès, comme une cupidité aveugle est une cause de dissolution et de ruine. Enfin, la vertu des peuples, comme celle des particuliers, commande souvent des privations et des sacrifices; mais c'est au sentiment éclairé de l'intérêt général, et à ce sentiment seul qu'il appartient de les dicter et de les accomplir. Dans les grandes luttes, c'est une lumière soudaine qui dirige les peuples énergiques. C'est elle qui guidait autrefois les Athéniens cherchant sur leurs vaisseaux le salut de l'antique Grèce; c'est cette lumière qui éclaira depuis Venise, prodiguant son or et ses troupes pour résister à la ligue des prin

ces armés contre elle; la Hollande et l'Amérique du Nord hasardant avec constance le sang et les trésors de leurs peuples pour s'affranchir de la tyrannie de Philippe II, et du joug de l'Angleterre.

Ces luttes, où il s'agit de l'honneur et de l'indépendance d'une natiou, n'exigent pas seules des sacrifices. Ils peuvent être aussi commandés pendant la paix, et au sein d'une prospérité apparente, par les premiers besoins d'un peuple, le maintien de l'ordre, la bonne harmonie, le bien-être du plus grand nombre. Les spéculations, les efforts de l'industrie en tout genre n'y sont pas en effet toujours favorables. L'accumulation des richesses, la concentration des capitaux et des propriétés dans les mains d'un nombre de possesseurs qui tend tous les jours à se circonscrire davantage; les efforts du génie inventif dont les ingénieuses combinaisons envahissent continuellement le travail, ce patrimoine de l'ouvrier, en substituant les forces mécaniques à sa vigueur et à son adresse; les guerres désastreuses qu'entraînent trop souvent les intérêts et les rivalités du commerce; la masse énorme de dettes qu'elles accumulent, et dont le poids retombe toujours en impôts sur la multitude qu'il oppresse, tous ces effets de l'industrie exaltée au plus haut degré, et se servant à elle-même de but unique, ne sont pas plus, quoi qu'en disent M. Ricardo et son école, des causes de prospérité, que la bouffissure et l'irritation ne sont des signes de santé. L'idée qu'une nation peut être déshéritée du sol et du travail de ses pères, et finir par se concentrer dans un seul homme, cette idée, dernière conséquence du matérialisme économique, prouve à quel point on peut être égaré par la préoccupation pour un système. Ceux qui profèrent un pareil blasphème en économie politique, ne s'aperçoivent pas qu'ils reviennent par une route tout opposée au point d'où partent les apologistes de la servitude, quand ils asservissent, au nom de Dieu, les peuples à des castes ou à un homme.

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