Page images
PDF
EPUB

RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSEs de la richesse DES NATIONS, par Adam SMITH, traduites par feu M. le marquis GARNIER. Seconde édition, avec des notes et observations nouvelles (1).

L'ÉCONOMIE POLITIQUE est-elle une science morale, ou une science de chiffres? Les écrivains de l'antiquité, presque tous les modernes qui ont précédé l'école de Quesnay, l'ont traitée comme une science morale. C'était pour eux la connaissance des principes d'où dépendent l'ordre et la prospérité sociale, celle de toutes les ressources d'une société, et des moyens de les employer pour l'avantage intérieur et extérieur de l'état. C'est dans ce sens qu'ont écrit Aristote, Xénophon, Platon, chez les anciens; Fénélon, Montesquieu, J. J. Rousseau, parmi nous. Quesnay et son école furent les premiers qui crurent trouver pour l'économie politique une base toute matérielle, et qui réduisirent cette science à de simples calculs, Suivant ces penseurs, toute l'économie politique n'est que la connaissance de ce qu'ils appellent le produit net, et de ses effets. La terre, disent-ils, rend à son propriétaire un excédant au-delà des frais de culture, et des profits du fermier. C'est cette rente qui constitue la richesse publique; c'est à l'augmenter que doit s'appliquer un état. Tout le système économique repose sur cette donnée. Des hommes instruits et d'un vrai talent, Turgot, Dupont de Nemours, l'abbé Morellet, ont plus ou moins soutenu cette doctrine. Le traducteur de Smith, dont nous annonçons l'ouvrage, appar

(1) Paris, 1822. Six vol. in-8°. Mme Ve Agasse, imprimeur-libraire, rue des Poitevins, no 6; prix, 36 fr.

T. XIX.-Juillet 1823.

4

tient à cette célèbre école des économistes français. Ce qui est de lui dans ce livre, prouve sans cesse combien il tenait aux idées de cette école, même quand il croyait s'en être séparé. C'était l'origine et la nature des richesses qu'on avait cherché ; c'était de sa conservation et de l'accroissement des richesses que l'on s'occupait spécialement, et l'on y rattachait toute l'économie sociale. Aristote aussi, parmi les anciens, Aristote, ce génie méthodique et si habile à diviser et à classer les connaissances humaines, avait conçu, comme un objet spécial d'études, la recherche des sources qui produisent les richessés, et des causes de leurs progrès. Il en avait fait une science, qu'il appelait la chrématistique, ou chrysologie (science des richesses); mais cette science n'était pour lui qu'une branche de l'économie publique, qu'une collection d'observations et de faits propres à jeter du jour sur cette économie admirable des sociétés humaines. Lesquels, de cet ancien philosophe, ou des penseurs modernes, ont eu sur ce sujet les notions les plus exactes?

En même tems que les économistes français, un écrivain anglais s'occupait aussi de scruter à fond les bases de l'économie politique. Avec un esprit vaste et méditatif, avec une instruction étendue, James Stewart, trop dédaigné aujourd'hui en France, et même dans sa patrie, avait mieux pénétré qu'on ne l'avait fait avant, et peut-être qu'on ne l'a fait après lui, toute l'importance et les difficultés de son sujet. Sa perspicacité en avait bien saisi l'ensemble, les parties diverses, leurs relations entre elles et avec le tout. Il n'avait vu, dans la production des richesses, qu'un moyen d'assurer la subsistance, le bien-être et la prospérité physique d'une nation. Mais il avait reconnu, en même tems, la grande influence que le climat, la nature et la situation du sol, les institutions religieuses, politiques et civiles, exercent nécessairement sur la création et les progrès des richesses. Vou

lant déterminer à quel degré, de quelle manière chaque élément de l'ordre social agissait sur l'industrie de l'homme, et en éprouvait la réaction, c'est lui qui le premier a signalé l'immense variété de résultats qui distingue l'industrie des anciens de celle des modernes, en assignant pour cause de cette énorme différence, l'opposition fondamentale entre l'état domestique des sociétés anciennes, où le travail était essentiellement la tâche des esclaves, et celui de nos sociétés qui repose sur le travail d'hommes libres. C'était répandre un jour nouveau sur l'étude de l'histoire et de l'économie publique. Ce réformateur, convaincu que la progression de l'industrie a pour but l'ordre social, et par conséquent, la subsistance, ensuite le bien-être et l'aisance d'un peuple pris en masse, ne pouvait manquer de rencontrer le problème qui a pour objet la subsistance facile d'une population toujours croissante. Aussi, aucune des difficultés qui ont depuis suggéré à M. Malthus l'idée de son paradoxe désolant sur la nécessité de la misère, n'avait-elle échappé à la sagacité de son prédécesseur. Mais, quand celui-ci a voulu analyser les causes de la prospérité matérielle des états, les moyens à l'aide desquels se créent, s'augmentent et se distribuent les richesses, il s'est égaré, et a complétement échoué.

Tandis que Stewart se perdait dans un labyrinthe inextricable, un de ses compatriotes, plus heureux que lui, avait trouvé le fil d'Ariane. Adam Smith, se bornant à étudier la série d'opérations et de combinaisons qui concourent à la production, à l'accroissement et à la distribution des richesses, appliquait à cette recherche toutes les ressources d'un esprit pénétrant et délié, toute la force et la persévérance d'un génie éminemment analytique. Il parvint bientôt à démêler tous les ressorts de ce mécanisme ingénieux ; il expliqua les rapports multipliés et la liaison des procédés très-compliqués, au moyen desquels les efforts si variés de l'industrie contribuent

à former la richesse des particuliers, dont l'agglomération constitue la richesse publique. C'est à ce subtil et profond observateur qu'appartient la gloire d'avoir créé la chrysologie d'Aristote, puisqu'il a découvert et expliqué le premier les lois naturelles que suit l'industrie, dans toutes ses branches, pour arriver à son but. Il a fait, pour cette science, ce que Newton, son compatriote, avait fait avant lui pour l'astronomie. Képler avait frayé, ou plutôt indiqué à Newton sa route: Quesnay et ses amis ont ouvert celle que Smith a parcourue. Enfin, Turgot avait fait en grande partie les découvertes qui immortalisent Smith, comme Leibnitz avait inventé le calcul différentiel déjà trouvé par Newton. L'écrit très-court, mais très-substantiel de Turgot sur la Formation et la distribution des richesses, le fragment précieux qu'il a laissé sur la Théorie des valeurs, étaient composés avant la publication de l'ouvrage de Smith. L'abbé Morellet, Genovesi, avaient aussi publié, avant le philosophe écossais, l'un, son excellent Traité de l'industrie et du commerce, mis au jour sous l'humble titre de Prospectus pour une Encyclopédie commerciale; l'autre, son livre sur l'Economie civile. Mais, il paraît constant que Smith enseignait depuis plus de vingt ans à Édimbourg sa doctrine chrysologique, lorsqu'il se détermina à la révéler au public. Ajoutons que la Richesse, des Nations est le premier ouvrage où cette doctrine ait été exposée d'une manière detaillée et complète. En effet, quoique la distribution de ce livre manque d'ordre et de méthode, toutes les questions importantes y sont amplement discutées; et un esprit méthodique, comme l'a très-bien prouvé M. Say, y retrouve aisément la série entière des faits et des idées dont il n'a pas de peine à renouer le fil. Smith est donc incontestablement celui à qui l'on doit la découverte des faits généraux qui servent de base à la chrysologic, et la déduction claire et parfaite de leurs résultats.

Si, plus de deux mille ans auparavant, Xénophon avait indiqué les effets de la division du travail, Smith le premier les a démontrés, et a signalé, dans le travail libre, l'agent principal, l'agent unique qui crée, augmente et distribue les trésors de ce monde, et qui en mesure les valeurs. Joignez à ces deux faits primitifs l'échange, dont la faculté constitue la valeur commerciale et productive de l'objet échangeable ; l'étendue du marché, ou la concurence plus ou moins nombreuse des acheteurs considérée comme régulatrice du prix des objets vénaux; les salaires, les profits et la rente, répartition naturelle du prix des produits ; l'épargne, dont l'accumulation forme et accroît les capitaux; la monnaie ou l'argent, envisagé sous sa double qualité de valeur échangeable et de représentant de toutes les autres valeurs ; la distinction entre le prix réel et le prix nominal des denrées, c'est-à-dire, entre la quantité de travail qu'une denrée a réellement coûté, et sa valeur accidentelle ; les capitaux dispensateurs et mobiles du travail; enfin, la mesure des salaires ou du labeur par le prix moyen du blé, et l'appréciation de toutes les valeurs échangeables d'après ce prix moyen, adopté comme représentant celle d'une journée de travail, et vous aurez rassem blés à peu près tous les faits principaux dont Smith a fait usage pour expliquer nettement le mécanisme et les merveilles de l'industrie.

La doctrine de cet homme célèbre, fondée sur des observations aussi judicieuses qu'exactes, et sur des faits dont la vérité et la liaison sont évidentes, est devenue en peu de tems celle des hommes éclairés de tous les pays. On l'a enseignée en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie. Tandis que des kommes d'esprit n'y voyaient que des chiffres et des calculs arides, des hommes d'un vrai génic ou d'un talent supérieur, tels que l'historien des Suisses, Jean de Müller, et l'auteur du Tableau des révolutions de l'Europe depuis le xve siècle,

« PreviousContinue »