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été plus admiré par Garat que le génie de Gluck, et personne au monde, peut-être, n'a encore mieux chanté Gluck que Garat; mais c'est au chant et aux chanteurs italiens que sa voix dut accorder la préférence; c'est en eux qu'il chercha ses modèles et ses maîtres; il s'en voyait environné à Paris, où ils accouraient comme pour défendre la patrie, et pour se défendre eux-mêmes. Eh! que de moyens ils réunissaient auxquels on ne pouvait en opposer aucun de même force, ni en France, ni ailleurs! Combien et les voix d'homme et les voix de femme sont naturellement, sous le ciel et dans l'air de l'Italie, plus éclatantes, plus plaintives, plus gaies! Ailleurs, presque toutes les voix de femme se ressemblent; en Italie, elles ont presque toutes les diversités de celles des hommes. Et il a fallu encore aux Italiens d'autres voix que la nature est loin de donner, et qu'ils créent sous le fer qui mutile la vie. Ailleurs, on entrevoyait à peine, et depuis une trentaine d'années seulement, ce qui forme la beauté, la grâce, le pathétique et la folie du chant; en Italie, il y avait plus d'un siècle qu'on l'avait vu de très-près; et dans ce long cours de tems, où tant de voix de tant de manières diverses s'étaient prêté et rendu des beautés et des charmes, on s'était tellement assuré de l'infaillibilité de certains effets par certains moyens, qu'il était très-rare que l'enseignement manquàt son but, et très-commun qu'il le portât à des créations nouvelles.

Parmi les chanteurs italiens de cette époque, les David, les Babini, les Vigaroni, les Mandini, les Crescentini; parmi les cantatrices, Mmes Tody et Marra, Mme Piccini, femme du rival de Gluck, formèrent l'école italienne, que Garat s'ouvrit par des liaisons qui le faisaient vivre tous les jours avec les uns ou avec les autres, et quelquefois avec plusieurs ensemble. Quelle école! quels maîtres! quel élève! Babini était celui avec lequel il croyait s'être enrichi davantage; et il se flattait d'avoir à son tour donné des leçons utiles sur le songe de

Thoas à Mandini; et à plusieurs autres, sur toute la musique de Don Juan, et sur toutes les polonaises. Ces hommes, assez supérieurs pour appartenir à toute l'Europe comme à l'I+ talie, à moins qu'ils ne fussent engagés dans une troupe à Paris, n'y faisaient que paraître et disparaître : on aurait pu croire qu'ils y vivaient toujours, et tous à la fois, depuis que Garat, s'appropriant leurs méthodes par la méditation, et jusqu'à leurs voix par l'imitation, chantait tout-à-fait comme eux quand il le voulait, et toujours avec leur génie, fondu dans le sien.

une;

Voilà la vie de Garat ; si l'on n'y distingue pas une éducation musicale, c'est que toute sa vie en a été c'est que l'on confond l'art de lire la note et le chant; ce qui diffère pourtant de tant de manières et avec tant d'évidence; et ce que nul ne pourra plus contester, après qu'on aura fait le relevé des résultats sortis nécessairement de cette vie.

1o. Traité avec tant de faveur par la nature, et formé par tant de maîtres qui en étaient aussi les favoris, Garat a été, dans le chant, ce que Voltaire a été dans le style; le chanteur universel: il chantait presque tous les genres supérieurement, et aucun mal.

2o. Il est resté douteux, même pour celui qui écrit ces pages, si, à aucune époque de sa vie, Garat a su lire la note, a su solfier, a pu chanter, enfin, sur une partition écrite, avant de l'avoir entendu exécuter par d'autres voix que la sienne, ou par d'autres instrumens; et cela n'importe pas plus à sa gloire, que de savoir si Lekain, Garrik, Talma, Monvel et Joanni, ont su épeler et lire. L'art de lire la note et de solfier, est juste au chant, ce que l'art d'épeler et de lire est à la déclamation tragique.

Il servirait plus à la merveille de Garat, que le doute, sur ce point, restât toujours un doute. Mais il faut que je dise tout ce que j'en conjecture, d'après ce que j'en ai vu en divers

tems : cela peut avoir son utilité. Il est certain que Garat a fait l'enchantement de Paris et de la cour, sans être du tout en état de lire à livre ouvert deux phrases de chant. Mais, en chantant alors par cœur, il suivait toujours des yeux les partitions ouvertes devant lui. Il parvint par degrés à démeler avec sûreté, à chaque instant, où l'on en était sur le livre. Je l'ai vu très-fréquemment le marquer du doigt. L'habitude, dont la puissance est si grande sur la nature entière, mais surtout sur l'homme, lui rendit ce démėlement si facile et si rapide, que non-seulement il est possible, mais très-probable, qu'avec quelques autres essais tournés également en habitude, il aurait pu substituer aux paroles du chant les signes du solfége, c'est-à-dire, leurs noms, ut, re, mi, fa, sol, etc., ce qui est précisément solfier ou lire la musique. Ainsi, comme on arrive d'ordinaire de la lecture des notes au chant par cœur, lui, au contraire, serait arrivé du chant par cœur à la lecture des notes. Laquelle de ces deux routes opposées serait la meil.eure? Tout ce qui commence par le cœur est toujours ce qui se fait le mieux, et par l'ennui, le plus mal. Or, il est universellement avoué que l'art de lire la musique ennuie.

3o. Garat, dans de continuels entretiens sur le chant avec ceux qui en étaient les modèles les plus parfaits et les théoriciens les plus profonds, apprit dans toute la perfection où ils la possédaient eux-mêmes, la langue créée à cet art en Italie, non pour le noter, mais pour bien chanter, pour l'éclairer par l'analyse et par la parole, comme l'éloquence et la poésie. Il y porta même de nouvelles perfections par des facultés qui lui étaient exclusivement propres, au même degré au moins : la voix que lui avait donnée la nature était si juste, qu'il imitait toutes celles qui lui plaisaient beaucoup, et mêmes celles qui le blessaient, avec assez de ressemblance pour faire croire que toutes étaient la sienne. Jusqu'aux voix les plus fausses,

il les rendait avec une justesse rigoureuse dans leurs divers degrés de fausseté.

Il ne faut certainement aucun développement de détails et aucun effort de réflexion pour comprendre combien peut servir à la théorie et à l'enseignement ce triple talent d'imiter, presque jusqu'à l'identité, les voix et les méthodes des grands maîtres, et de chanter juste et faux avec la même infaillibilité. Celui qui le possède n'est jamais en quête d'exemples pour éclairer et pour graver les préceptes : il les a tous en lui.

Analyser la parole par la parole, est déjà un art très-difficile, très-rare du moins. Mais l'analyse, ou de la peinture, ou du chant par la parole, présente sans doute infiniment plus de difficultés. Aussi, parmi tant de comptes rendus des expositions de tableaux, ne cite-t-on avec éloge en France que ceux de Diderot ; et avant les querelles des Gluckistes et des Piccinistes, à peine soupçonnait-on, parmi nos artistes même, que le chant, si indéterminé et si fugitif, pût être asservi aux déterminations et aux lois de l'analyse avec son esprit, aussi juste que sa voix, Garat réussit à analyser le chant, comme Marmontel l'éloquence de tous les siècles, et La Harpe, les théâtres de Racine et de Voltaire.

Disserter sur les arts sublimes, quand on en disserte avec vérité, c'est être éloquent; Garat, qui parlait si peu, ne pouvait parler de musique qu'avec éloquence; et l'on peut croire que c'est en l'écoutant non chanter, mais parler du chant, que son ami M. Saret conçut pour le Conservatoire de Musique l'idée d'une classe de perfectionnement de chant : idée qui ne fut point une illusion de l'amitié, puisque Garat a été aussi unique en France, comme professeur, que comme chanteur; vérité également prouvée par ses leçons, si souvent applaudies avec transport de ses élèves, et par ses élèves des deux sexes, applaudis tous les jours sur nos théâtres lyriques avec

des transports plus éclatans encore. Rappeler leurs noms et leurs succès, serait long. Mais il y a deux de ces preuves qu'il faut absolument citer.

Boileau ne se serait jamais laissé persuader que la Vestale fût un sujet qui convint à la scène où s'immortalisait Quinault; et cependant, quel opéra que la Vestale! Et rien peutil lui être supérieur, si, dans ce genre comme dans tous les autres, le pathétique noble et héroïque, est le premier des effets et des talens! A-t-on pu assez applaudir et assez féliciter surtout, et le poète, et le musicien, et Mme Branchu, et Garat dont les leçons pénétrèrent le chant de la Vestale de tout ce que la déclamation des Dumesnil et des Clairon a pu jamais avoir de plus sublime!

La seconde citation semble nous être demandée par Garat lui-même ; c'est celle de M. Fabry-Garat, son frère, et son premier élève. Organisés dans le même sein, il suffisait d'entendre les deux voix pour deviner qu'elles étaient celles de deux frères pas tout-à-fait la même, ni très-différentes : Qualis decet esse fratrum. L'aîné de plusieurs années fut, pour le plus jeune, ce que sa nourrice avait été pour lui-même. Il en décida la destinée. Les leçons seulement ne purent commencer qu'au sortir du berceau; mais elles furent de bien plus longue durée; et en divers périodes de tems, elles ont fait passer de l'un à l'autre tout ce que Garat avait appris dans l'intime société des premiers chanteurs et des premières cantatrices du monde. Le même doute à peu près existe sur leur science d'épeler la musique, et de la lire à livre ouvert ; mais, l'un comme l'autre a toujours été écouté avec enchantement; et s'il n'y en a qu'un qui ait été professeur, tous les deux ont composé des romances chautées avec amour par tous ceux qui admirent surtout ce qui peint avec fidélité la nature en action, et ce qui exprime tendrement les affections tendres du

eœur.

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