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SUR M. CURASSON (1).

Jacques Curasson naquit à Neublans (Jura), le 7 décembre 1770, d'une famille de cultivateurs; il est mort à Besançon le 15 août 1841, avocat à la Cour royale et membre de l'Académie de cette ville. Son éducation commença à la maîtrise de Dôle, se continua près des savants professeurs qui soutenaient la réputation du célèbre collège de l'Arc, et fut terminée au séminaire de Besançon, d'où la révolution vint le chasser. Il émigra. Au moment de sa rentrée en France, il ne pouvait plus être question pour lui de sa vocation première, à laquelle, d'ailleurs, aucun engagement ne l'avait lié : il se vit forcément compris dans les volontaires de 18 à 25 ans, échappa à ce nouvel état si éloigné de son éducation et de ses goûts par des fonctions d'administration', participa à l'organisation des hôpitaux militaires à Besançon. Peu après, il entra dans une famille appartenant à l'ancienne magistrature de FrancheComté, et ce contact décida de sa vocation définitive, à laquelle il n'avait jamais songé. Proudhon, alors professeur de droit à Besançon, le distingua parmi ses élèves et lui dit : « Vous serez avocat. » C'était un conseil et une prédiction. Il fut avocat, et dans l'année il était à la tête du Barreau. Ce fut le temps de sa première gloire, le temps de sa brillante jeunesse, le temps de ces éclatants succès dont on se souvient, mais qui ne laissent d'autres témoignages que leurs effets. Tel est le sort de l'éloquence judiciaire, éloquence presque exclusivement parlée, presque jamais écrite. Des Mémoires solides et savants sont là pour déposer de son talent de dis

(1) Cette Notice empruntée au journal le Droit, est extraite d'un article nécrolo gique, inséré dans la France, le 8 septembre 1841, par M. le comte de Vaulchier.

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cussion; mais qui lit de tels Mémoires, circonscrits dans le cercle des intérêts privés, où les questions, même les plus hautes, sont forcément rapetissées par le point de vue particulier et exclusif? On sait encore qu'en l'année 1811 il ne perdit pas un procès, et il en plaidait ordinairement deux chaque jour !

L'ère publique de M. Curasson commença donc seulement quand finissait l'Empire. Son éducation, les sympathies de sa jeunesse, tout le donnait à la Restauration. Son cabinet devint le quartier général des hommes et des idées royalistes. Pen'dant plusieurs années, en traversant les Cent-Jours, préfets, généraux même se voyaient chez lui comme chez eux. Ses judicieuses consultations s'étaient élevées de l'intérêt privé aux intérêts d'état et d'administration. Tous les emplois gratuits vinrent à lui, car il n'en rechercha jamais d'autres. Conseils municipaux, d'arrondissement, d'hospices, étaient dominés par son influence. Son avis, ce premier jugement, suivant le mot célèbre d'un grand magistrat, n'était plus restreint aux questions de Code. Il était entouré de considération et d'importance; son pouvoir était grand quoiqu'en dehors des hiérarchies. On n'eût pas songé à lui offrir un siége en Cour royale, qui n'eût fait que rétrécir son existence; il n'eût pas songé à demander un morceau de ruban sa toge usée par les audiences, comme un vieux drapeau par les balles, suffisait à ses trophées.

Son noble état et son noble cœur ne pouvaient pourtant jamais faire de lui un homme de vengeance et de réaction. C'est lui qui défendait les compromis des Cent-Jours, quand son éloquence pouvait espérer des rigueurs de la justice l'absolution de leurs erreurs. Dans une cause fameuse, il sauva le général Marchand, entraîné à Grenoble par ses soldats et par Labédoyère. Plus tard, et dans une cause bien différente, il arrivait au secours de Martainville, poursuivi devant la Cour royale de Besançon.

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1830 survint: il trouva le royaliste sur la brèche pendant que les chefs hiérarchiques étaient tombés. La Gazette de Franche-Comté s'éleva et vécut de sa direction et de ses œu yres. Les temps demandaient un publiciste : il fut publiciste comme il avait été avocat, comme il fut depuis jurisconsulte et commentateur, comme il eût, au besoin, été casuiste, rien qu'avec ses souvenirs de séminaire. Son esprit était prêt à tout. L'émeute brisa ses vîtres; le pouvoir, irrité contre lui, youlut le frapper. Mais où? Il ne lui restait qu'une fonction publique ; il était conseil gratuit du grand hôpital et des pau yres; il fut destitué, puis réintégré quelques années après. C'est alors qu'il écrivit au préfet la lettre suivante qui mérite d'être citée, parce qu'elle est un abrégé de sa vie.

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« Monsieur le Préfet, c'est avec empressement que j'accepte de nouveau le mandat de défenseur des pauvres. La révolution › de juillet ne m'avait trouvé que là; c'est la seule fonction » qu'elle ait pu m'ôter. Puisque le Gouvernement croit devoir > revenir à des conseils plus modérés, je suis charmé de rentrer >> en possession d'une place où les divers pouvoirs qui se sont » succédé n'ont jamais songé à m'atteindre pendant plus de > vingt ans. >>

Le temps desémotions de jeunesse, des fatigantes discussions, des incessantes plaidoiries était passé. Chaque àge révélait en M. Curasson un talent. Il consacra sa maturité au travail sédentaire du jurisconsultę.

En 1827, lors de la discussion du Code forestier, il présenta aux Chambres des observations sur le projet de loi, proposant dans l'intérêt de la propriété et des communes divers changements qui ont passé dans la loi.

En 1828, il avait publié le Code forestier, conféré et mis en rapport avec la législation qui régit les différents propriétaires et usagers dans les bois, 2 vol. in-8°.

En 1838, le célèbre Proudhon, son ami, lui confia la révision des trois derniers volumes du Traité de l'usufruit, relatifs aux

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droits d'usage, Servitudes réelles, de jouissance des biens communaux, etc., pour les mettre en harmonie avec la nouvelle législation forestière et communale. L'ouvrage fut augmenté d'un tiers, et le travail modeste du commentateur n'en est pas la partie la moins remarquable.

En 1839, il fit paraître son Traité de la Compétence des juges de paix, qui, dans l'année même, fut épuisé, et dont la nouvelle édition, corrigée et notablement augmentée par lui, a été complètement réimprimée sous ses yeux, et va paraître à Dijon chez son libraire ordinaire, M. Lagier.

Je ne veux pas omettre la mention d'un excellent discours qu'il lut à l'Académie de Besançon sur l'Origine des Communes. C'est une belle page d'histoire, de droit politique et de droit civil.

Il mûrissait d'autres ouvrages. Le Régime Municipal en France, objet des études spéciales de toute sa vie, et dont son discours académique n'était qu'un préliminaire, devait être développé historiquement et judiciairement jusqu'à la législation actuelle. Les rapports du droit civil et du droit canon devaient être exposés dans un répertoire dont quelques parties sont ébauchées; enfin, il réunissait les matériaux d'un Cours complet théorique et pratique de procédure civile. Mais cette vie si pleine allait être brusquement arrêtée dans sa fécondité et dans sa force : une fracture grave, suite d'une chute en voiture, porta, par les précautions qu'elle nécessitait, la désorganisation au sein de cette nature si constamment occupée. Il s'éteignit le 15 août 1841, âgé de 71 ans, avec toute la lucidité de son esprit, toute la bonté de son cœur, toute la plénitude de son jugement, regrettant ses enfants, ses amis et ses ouvrages.

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Est sapientis judicis, meminisse se hominem, cogitare, tantùm sibi à populo romano esse permissum, quantùm commissum et creditum sit, et non solùm sibi potestatem datam, verùm etiam fidem habitam esse meminisse; posse, quem oderit absolvere, quem non oderit condemnare; et semper non quid ipse velit, sed quid lex et religio cogat, cogitare: animadvertere, quâ lege reus citetur, de quo reo cognoscat, quæ res in questione versetur.

CICERO, orat. pro Cluentio.

DANS l'origine, nos pères, pasteurs ou soldats, plutôt que laboureurs et citoyens, avaient peu d'intérêts à régler. << Tout le monde, dit le président de Montesquieu, était bon pour être magistrat, chez un peuple qui suivait la simplicité de la nature, et à qui son ignorance et sa grossièreté fournissaient des moyens aussi faciles qu'injustes de terminer les différends, comme le sont le sort, les épreuves par l'eau, par le feu, les combats singuliers, etc. »>

Le sol gaulois ne présentait pas alors le riant aspect de villages ou hameaux dont les habitants forment une communauté locale, ayant son administration particulière. Ses campagnes, couvertes de bruyères et de forêts impénétrables, n'étaient guère peuplées que d'esclaves et de quelques colons employés à défricher une partie de ces immenses possessions, appartenant au fisc et à de riches propriétaires. Les villes, où résidaient la noblesse et la bourgeoisie, étaient le siége d'une magistrature élective, et jouissaient seules des avantages du régime municipal. Établie par les Romains, cette institution rendit les cités florissantes; mais elle fut dénaturée et pres

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