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la conquête guerrière ou de l'astuce politique, au lieu d'émaner de la pensée religieuse et scientifique. Les faits qui ont surgi de cette source violente ou fausse, ont fourni la matière expérimentale; mais, comme ils n'étaient point nés de la science, et que celle-ci était prédisposée à les considérer comme fatalement inhérens à toute société humaine, elle n'était point apte à en faire la critique utile, et a dû se borner dès lors à les enregistrer et à les classer, tantôt en leur donnant une immorale sanction, tantôt en les déplorant sans espoir de remède. Ainsi frappée de stérilité, la science d'analyse sociale peut être comparée à un vaisseau muni de son gouvernail, mais privé de voilure; tandis que la conception synthétique, livrée à elle-même, serait représentée par un vaisseau garni de toutes ses voiles, mais voguant sans gouvernail. Qu'a produit cette dernière, en effet, quand elle a voulu marcher, ou, pour mieux dire, planer dans l'espace, sans avoir pour point de départ et pour frein régulateur une critique judicieuse des faits? Rien autre que

l'utopie, c'est-à-dire, des plans en apparence beaux et en réalité inapplicables.

Observons d'ailleurs que la politique, l'économie politique et la philosophie, c'est-à-dire les seules sciences qui fussent en possession de traiter les questions sociales, s'étaient, pour ainsi dire, cantonnées dans la sphère gouvernementale et administrative, et ne songeaient nullement à étendre leur investigation jusqu'aux relations primaires de la vie sociale. Or, elles se trouvaient par cela même engagées dans des difficultés inextricables, comme le serait la physiologie, par exemple, si ses adeptes prétendaient expliquer les fonctions organiques des viscères et des grands systèmes veineux et artériel, en s'abstrayant du système vasculaire qui se compose, comme chacun sait, de ces innombrables petits vaisseaux où l'organisation animale prend naissance. On est incapable, en effet, de juger sainement des lois transcendantes de la société, si l'on ignore leur principe radical qui repose sur le procédé au moyen duquel l'homme est amené au tra

vail et la condition accordée au travailleur. Il est clair que, tant que la science n'aura pas su descendre à l'étude de ce fait générateur de la vie sociale, elle péchera nécessairement par sa base et se trouvera impuissante à résoudre les problèmes les plus essentiels au bonheur de l'humanité.

L'économie politique, si l'on s'en rapporte à la définition adoptée par ses plus illustres adeptes, a pour but de faire connaître comment se produisent, se distribuent et se consomment les richesses. On voit que, renfermée dans ces termes, c'est une science d'observation qui pouvait avoir une grande valeur de critique, si elle s'était proposé de rendre compte des faits observés, en vue de leur donner la sanction philosophique, quand ils se seraient trouvés remplir le but de la société, tel que le Christianisme l'entend, et les condamner à disparaître dans le cas contraire. Cette investigation rétrospective aurait préparé la voie à une synthèse sociale plus compréhensive et plus parfaite; c'est au moyen de cette méthode passant

alternativement de la synthèse à l'analyse reliées l'une à l'autre par l'expérience, que le progrès s'effectue régulièrement. Mais bien entendu que ce mouvement oscillatoire doit avoir lieu dans d'étroites limites, afin que la critique n'aille pas jusqu'à faire table rase des institutions existantes, pour donner carrière aux rêves de l'imagination et à leur dangereuse expérience.

Quoi qu'il en soit, l'économie politique a failli à la fonction scientifique que nous venons de lui assigner: née dans le comptoir, elle est en fait matérialiste comme le livre de DOIT et AVOIR ; et de plus, s'étant placée au point de vue administratif et gouvernemental, elle est restée étrangère à l'engrenage des rouages inférieurs du mécanisme industriel. Ce que les hommes de cœur ont à lui reprocher n'est pas assurément d'avoir borné ses investigations aux questions d'intérêt matériel; car il fallait bien que cette branche de la science eût ses adeptes et ses traités spéciaux; c'est de s'être abstraite systématiquement du principe spirituel qui l'au

rait éclairée et vivifiée; car, lors même que la science a pour objet spécial le bien-être matériel de la société, elle est obligée, sous peine d'impuissance ou d'erreur, de prendre en considération une foule de données spirituelles.

Cependant ce serait se tromper que de croire qu'il suffise d'opposer aux théories dégradantes de l'école d'Adam Smith les préceptes de la morale chrétienne, pour résoudre les questions philosophiques relatives à l'organisation de la société. Enseigner la morale aux hommes, la leur faire aimer et pratiquer, telle est l'œuvre du prêtre; découvrir et promulguer la loi qui conciliera entre eux tous les intérêts individuels, et chacun d'eux avec le but social, telle est l'œuvre du philosophe. Le premier dispose les individus à fonctionner harmonieusement dans le plus mauvais système possible; le dernier organise le système, comme s'il n'avait rien à attendre de la vertu individuelle. En conséquence, de même que les théorèmes de la science ne seraient pas à leur place dans une homélie, ce n'est pas ré

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