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en apportant un autre esprit dans le choix des personnes et dans la direction des affaires, ils conservèrent intacts les cadres de l'organisa tion administrative et sociale.

Tentatives infructueuses pour le rétablissement des corporations. — En matière de police industrielle, le point capital était la liberté du travail. La Révolution l'avait proclamée. C'était assez pour que les royalis tes lui fussent défavorables. Ils regrettaient et redemandaient l'ancien ordre de choses; en 1816, dans la Chambre introuvable, Feuillant, un des rapporteurs de la commission du budget, déclarait « nécessaire sous tous les rapports le rétablissement des jurandes et des maîtrises ». ' Nombre d'industriels, petits et grands, sans acception de parti politique, regrettaient le temps où la concurrence était limitée et aspiraient au rétablissement du régime corporatif, sur les vertus duquel ils se fai saient illusion. Un orfèvre joaillier adressait à Louis XVIII un «mémoire sur le rétablissement des maîtrises et sur l'abus des patentes, accusait la Révolution d'avoir « détruit la plus respectable, la plus ancienne, 2 la plus utile et la plus sage de nos institutions... » « Les maîtrises, disait-il, ne présentent pas cette confusion qui est la suite d'une égalité trop parfaite... C'est par elles que le cré dit et la probité se soutenaient dans les États... C'était un code et un tribunal de bonnes mœurs... Heureux le jour où les maîtrises seront rétablies! Il sera le signal de la tranquillité pour l'artiste, le manufacturier, le marchand et le négociant. » 3

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Le rétablissement des corporations se faisant attendre, on présenta l'année suivante une requête au roi « sur la nécessité de rétablir les corps des marchands et les communautés des arts et métiers ». L'auteur, Levacher-Duplessis, se disait le mandataire des marchands et artisans de Paris, et invoquait tous les vieux arguments déjà produits

1. Rapport de FEUILLANT, au nom de la commission du budget, dans la séance du 6 mars 1816. Moniteur de 1816, p. 271.- Dans une ordonnance du 4 février 1815 sur boulangerie parisienne, l'administration, sans aborder la question des corpora tions, parlait de « gens qui par leur existence et leur responsabilité, n'offrent pas à la surveillance de l'autorité administrative ni à la confiance des consommateurs les garanties qu'il comporte d'exiger de la part des boulangers »; en conséquence elle portait que les boulangers munis de permission auraient seuls le droit de vendre du pain à Paris et dans la banlieue, et que la vente ne pourrait être faite qu'en boutique et sur certains marchés.

2. L'auteur faisait remonter à Alfred le Grand l'origine des corporations; il s'appuyait sur le témoignage du président Hainaut pour dire que saint Louis rangea tous les marchands et artisans en différents corps de communautés sous le titre de confréries si bien qu'on l'a copié dans tout ce qu'on a fait dans la suite, ce qui est peu exact. Voir Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, t. I, livre III.

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3. Cette pièce se trouve aux Archives nationales, F12 508.

4. Requête au roi et mémoire sur la nécessité de rétablir les corps des marchands

en faveur de la réglementation dans ce grand procès dont les débats duraient en France depuis plus de cinquante ans. La Chambre de commerce, qui fut officiellement saisie de la question, déclara (délibération du 8 octobre) persister dans l'opinion qu'elle avait déjà émise en 1805 par l'organe de Vital Roux. Le banquier Pillet-Will réfuta les arguments du pétitionnaire. Il citait l'exemple de l'Angleterre : « Encouragez-la, disait-il, cette industrie, au lieu de faire revivre d'anciennes institutions qui tariraient la source de ses richesses. » 1 Peu de temps après, Costaz, rapporteur de l'Exposition de 1819, faisait l'éloge officiel de la législation du travail, qui « fondée sur les principes de la raison et de la justice, a fait régner l'ordre dans les fabriques, sans arrêter l'essor de l'industrie ». Levacher-Duplessis crut avoir un meilleur succès après la chute du ministère Decazes, et en 1821, il reproduisit son projet sous forme d'une pétition qui fut distribuée aux députés et aux pairs. Nouvelle protestation de la Chambre de commerce, qui déclara à l'unanimité que «< nulle cause n'a contribué au perfectionnement des manufactures françaises autant que la liberté rendue à l'exercice des professions industrielles par l'abolition des jurandes, maîtrises et corporations d'arts et métiers ».

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el les communautés des arts et métiers, présentée à Sa Majesté le 16 septembre 1817, par les marchands et artisans de la ville de Paris, assistés de M. LEVACHERDUPLESSIS, leur conseil. Moniteur de 1817, p. 1142. Voir aussi Projet de loi pour l'établissement de nouvelles corporations, broch. de 116 pages, sans date (18162). 1. La brochure de Pillet-Will a été publiée en 1817, sous le titre : Réponse au Mémoire de M. Levacher-Duplessis ayant pour titre..... Voir le Moniteur de 1818, P. 4.

2. « Pendant vingt-cinq ans une administration persévérante et éclairée s'est appliquée à donner à la France toutes les industries qui lui manquaient... Une législation fondée sur les principes de la raison et de la justice a fait régner l'ordre dans les fabriques, sans arrêter l'essor de l'industrie; elle a amélioré les mœurs des ouvriers en leur donnant intérêt d'avoir bonne réputation. Elle a détruit parmi eux l'esprit de vagabondage. » (Rapport de 1819. Avant-propos, p. xxj.) COSTAZ avait déjà traité la question dans son livre Essai sur l'administration, publié en 1818. 3. Moniteur de 1821, p. 398. La chambre de commeree faisait remarquer que Levacher-Duplessis se disait gratuitement délégué des négociants, ayant seul signé la pétition. Au conseil général du commerce, auquel cette pétition fut communiquée, on fit remarquer aussi qu'elle ne pouvait être considérée comme un vœu général, que les 3,000 signatures dont elle était revêtue avaient dû être recueillies à domicile, puisque les gens de métier ne pouvaient pas se réunir pour se concerter. La chambre de commerce déclarait que, dans sa conviction, « nulle cause n'a contribué au perfectionnement des manufactures françaises, objet d'envie pour les nations nos rivales, autant que la liberté rendue à l'exercice des professions industrielles par l'abolition des maîtrises et corporations d'arts et métiers ». Ce débat suscita quelques brochures. ANQUETIL aîné combattit le rétablissement dans Un mot concernant les jurandes (1821); BERNARD, président du tribunal de commerce d'Arras, le défendit dans Mémoire sur l'établissement des jurandes (1823). Voir auss Des Maitrises et des corporations ou Réfutation du mémoire pour le rétablissement des maîtrises et corporations, broch. in-8, 1824, Paris.

Le conseil général des manufactures fut saisi de la question (séance du 30 octobre 1817) par le président, comte de Chabrol, qui communiqua un dossier composé de la « pétition de douze marchands ou fabricants de Paris se disant délégués », d'un extrait du procèsverbal de la chambre de commerce de Paris du 8 octobre et du rapport de cette chambre sur les jurandes en 1805. La discussion s'ouvrit le mois suivant. Un membre fit remarquer que, depuis dix ans, le conseil, «< consulté sur la question, a constamment et presque unanimement voté pour la négative ». Trois questions furent posées : 1° « Le rétablissement des corps de marchands et communautés d'arts et métiers, tels qu'ils existaient avant la Révolution, est-il jugé utile aux intérêts du commerce et de l'industrie ? » A l'unanimité, il fut répondu non. 2o « Ce rétablissement est-il jugé utile avec des modifications? » Non, à l'unanimité moins une voix. 3° « Mesures qui pourraient être adoptées pour régulariser l'exercice des professions industrielles et commerciales. » Le comte de Chabrol exprima l'opinion qu'il y avait quelque chose à faire pour le commerce du Levant; à quoi il fut répondu que les concurrents de la France qui l'emportaient sur elle n'avaient pas de règlements. 2

L'année suivante, le conseil eut à se prononcer sur une demande adressée par trente fabricants de Louviers «< pour constituer une société anonyme de manufactures royales de Louviers, dont les membres prendraient l'engagement de faire constater l'origine et la qualité de leurs draps au moyen de l'apposition de deux plombs, l'un d'origine, l'autre de garantie après examen »... Sur le rapport de la commission des corporations et maîtrises, le conseil décida que ce groupe ne pouvait pas prendre le titre de manufacture royale,ni celui de société anonyme, puisqu'il n'y avait pas une entreprise commune faite à fonds communs; que d'ailleurs la loi de germinal an XI garantissait les marques de fabrique, et que les fabricants de la ville pouvaient s'entendre pour avoir une marque commune, à condition de ne pas exclure ceux qui, plus tard, en demanderaient le bénéfice. 3

La grande industrie se prononçait donc avec netteté. Malgré cela, la politique ultra-royaliste persista dans ses espérances rétrogrades, et chaque année, sous son inspiration, on vit des conseils généraux émettre des voeux en faveur des jurandes, des inspecteurs ou des règlements, peu sous le ministère Decazes, beaucoup quand l'administration du comte de Villèle accueillit favorablement ou même stimula ce genre de réclamations. Humbert de Sesmaisons exprimait

1. De ce conseil le président était le ministre, Ternaux était le vice-président; Aubertot, Decretot, Dufougeray, Féray, etc., en étaient membres.

2. Arch. nationales, Dépôt du ministère du commerce de 1899, no 10.

3. Arch. nationales, Versement du ministère du commerce en 1899, no 10.

4. En 1817, le conseil général de la Creuse demanda le rétablissement des jurandes;

une opinion très répandue dans la Chambre de 1826, lorsqu'il disait à propos des bouchers de Paris : « Les corporations sont utiles en tant qu'elles offrent des garanties de fortune, de moralité, de probité ; toute corporation tend, en général, à mériter comme à obtenir une réputation recommandable. »1

Les plus modérés voulaient sinon les maîtrises, au moins le syndicat. Si ces idées n'avaient qu'un médiocre succès parmi les manufacturiers, elles réussissaient davantage dans la petite industrie. Deux économistes, qui ne manquaient ni de talent ni de dévouement à la science, déploraient les tendances de la société moderne et en exagéraient les misères. Sismondi, dans ses Nouveaux principes d'économie politique, affirmait que « la classe malheureuse des ouvriers trouvait autrefois une protection efficace dans l'établissement des corporations; lorsqu'un ouvrier était passé maître, il acquérait une sorte de certitude qu'il se trouverait dès lors en état de maintenir sa famille »; et tout en blåmant la réglementation de l'ancien régime, il voyait dans la ré gime corporatif une limite à l'accroissement intempestif de la population et au paupérisme qu'il engendre. Le comte de Villeneuve-Bargemont terminait son Économie politique chrétienne par cette conclusion, où le désir d'un retour au passé se mêlait à de judicieuses vues d'avenir: « L'institution de corporations d'ouvriers, qui sans gêner l'industrie et sans avoir les fâcheuses conséquences des anciennes maîtrises et jurandes, favoriserait l'esprit d'association et de secours mutuels, donnerait des garanties d'instruction et de bonne conduite, et remplacerait la déplorable institution du compagnonnage. »3

en 1819, le conseil général du Tarn; en 1827, ceux de l'Aude, de la Charente, de la Côte-d'Or, de Lot-et-Garonne, de la Mayenne, de la Vienne; en 1823, ceux de la Charente, de la Côte-d'Or, de l'Eure, de la Mayenne, de la Vienne; en 1824, ceux de l'Eure, de la Mayenne et de la Seine; en 1825, ceux de la Charente, de la Seine, du Vaucluse (le Vaucluse demande « qu'on les multiplie sous toutes les formes »). Cette liste que nous avons relevée n'est probablement pas complète.

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1. Moniteur de 1826, p. 723. On vit même des tribunaux rendre des jugements qui impliquaient la division corporative des professions. Ainsi, sous le ministère Polignac, la Cour de cassation rendit, le 1er avril 1830, un arrêt confirmant le jugement qui interdisait au sieur Augis de cumuler la profession de boulanger et celle de fourgonnier.

2. Voir entre autres BENOISTON DE CHATEAUNEUF, qui se plaint de la licence de l'industrie et regrette non les corporations, mais les syndics (Recherches sur les consommations de la ville de Paris). Dans le Moniteur (1821, p. 1444) PEUCHET publia un article dans lequel il combattait l'opinion de Benoiston de Châteauneuf. 3. Tome III, p. 146. Le livre ne fut publié qu'après la révolution de juillet, mais l'auteur avait été préfet pendant toute la Restauration et il appartient à cette période par ses idées. L'auteur aurait voulu des corporations ouvrières facultatives qui auraient délivré des brevets d'apprentissage, et auraient pu constituer des sociétés de secours mutuels, mais avec défense d'y traiter les questions de salaires.

Diverses professions du bâtiment avaient d'elles-mêmes rétabli, avec l'autorisation du préfet de police, des chambres syndicales; plusieurs entrepreneurs demandèrent qu'une loi consacrât ces chambres, leur donnât une juridiction légale et une autorité plus haute. Les ouvriers tonneliers de la Rapée pétitionnèrent aussi pour être organisés en société et avoir le monopole du déchargement des vins et liqueurs sur le port de Bercy, comme leurs camarades l'avaient à l'Entrepôt. 2 Les deux fois, la Chambre, pour des motifs divers, passa à l'ordre du jour ; et malgré la complaisance avec laquelle le gouvernement faisait parader, dans certaines solennités, quelques restes des corporations ouvrières, comme les forts de la Halle et les porteurs de charbon, 3 malgré la reconstitution de quelques confréries qui n'avaient que l'assistance pour objet, la liberté industrielle resta inébranlée. Elle avait jeté de profondes racines, et l'opinion publique, quoique peu éclairée sur cette matière, ne permit pas plus le rétablissement des corps de métiers que celui des droits féodaux.

La marque obligatoire et la visite des produits dont certains fabri

1. Moniteur de 1829, p. 501. Pétition de 34 entrepreneurs du bâtiment demandant qu'on organise d'une manière plus complète les chambres syndicales du bâtiment. 2. Moniteur de 1823, p. 184. A l'Entrepôt, les tonneliers avaient seuls le droit de tirer les tonneaux des bateaux, les dérouleurs seuls le droit de les rouler et porter; les chargeurs et déchargeurs le droit de les mettre sur les voitures et de les enlever. A Bercy il n'y avait pas de réglementation; tout le travail était fait par des dérouleurs, et le commerce ne désirait nullement augmenter le nombre des ouvriers.

3. Le baptême du duc de Bordeaux fut la principale occasion de ces solennités (Voir le Moniteur de 1820, p. 1369). Il y eut des banquets et des bals pour les charbonniers, pour les forts, pour les dames de la Halle, etc. Le préfet de police et le préfet de la Seine parurent au banquet des forts, qui eut lieu au Grenier d'abondance. Un maire y parla avec éloge de la bonne conduite de ce corps ». Au banquet des charbonniers furent chantées des chansons qui avaient été composées par un chevalier DE PIs, employé de la préfecture et chansonnier fécond; ces chansons prouvent combien peu les fonctionnaires officieux comprenaient l'esprit et même le langage des classes ouvrières. En voici un couplet :

Mardi dernier un f'seur d'micmac

D'nous, sans s'vanter, a r'çu son sac,
Y'aisément cela se peut croire ;

Tous les malins qu'en f'ront autant,
Auront tout d'même leux comptant,
Et les cocos

Verront za nos tricots

Qu'j'ons un cœur blanc sous not' casaq' noire.

4. M. Renouard me disait, il y a une quarantaine d'années, que jusqu'en 1825 on agita beaucoup la question des corporations, mais qu'on paraissait n'en connaître que le principe, et que lorsqu'il publia la première édition de son livre sur les brevets d'invention dans lequel il exposait la doctrine de la liberté du travail, son étude fut regardée comme neuve et son attaque contre le régime corporatif presque comme une hardiesse.

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