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Les codes. Le 19 brumaire, le Conseil des anciens, dans la proclamation par laquelle il annonçait au peuple la chute du Directoire, déclarait que la commission chargée de reviser la Constitution politique devait aussi « préparer un code civil ». Tant on savait flatter par là un des vœux les plus ardents de la population! Une commission, composée de jurisconsultes éminents, prépara ce code auquel la Convention avait déjà songé, mais que le Consulat, s'inspirant <«< de la connaissance des droits de l'homme sagement combinés avec les besoins de la société », eut la gloire de composer. Publié par parties depuis 1802, promulgué sous sa forme complète le 21 mars 1804, il était rédigé sur les principes que la Révolution avait fait triompher: liberté des personnes et des choses, égalité des citoyens, plénitude de la propriété. Mais il empruntait au droit coutumier les anciens usages qui étaient compatibles avec l'ordre nouveau. Il rétablissait surtout l'autorité de la famille et resserrait les nœuds du mariage qu'avaient affaiblis les lois des conventionnels.

D'autres codes furent promulgués ensuite sous l'Empire code de procédure civile (1806), code de commerce (1807), code d'instruction criminelle (1808), code pénal (1810). « Le bonheur du peuple, avait dit Boulay de la Meurthe, consiste dans la liberté civile pour laquelle seule les hommes se réunissent et restent en société. » De ce côté du moins, le peuple recevait satisfaction, et depuis ce temps, durant près d'un siècle, la société française est demeurée, malgré ses révolutions politiques et malgré quelques changements commandés surtout par le progrès de la démocratie, assise sur le fondement des codes de l'Empire.

Le Directoire avait timidement glissé dans son budget quelques taxes indirectes. L'empereur osa rompre en face avec la théorie physiocratique ', et il avait cette fois raison contre les «< idéologues ». L'impôt unique prélevé sur le revenu de la terre est une erreur et une impossibilité dans un pays où la richesse mobilière est développée. Les impôts directs sont, dit-on, les plus dignes d'un peuple libre. Mais l'impôt de consommation, sagement pondéré, n'a rien d'illégitime en principe; il est commode dans la pratique et il est nécessaire avec les gros budgets. Les propriétaires se plaignaient. L'impôt foncier était fort lourd; depuis qu'il fallait donner au percepteur, au lieu d'assignats ou de mandats dépréciés, des espèces sonnantes, et payer

1. Il déclara même, à l'ouverture de la session de 1806, « vouloir diminuer les impositions directes qui pèsent uniquement sur le territoire, en remplaçant une partie de ces charges par des perceptions indirectes ». (Voir Esq. DE PARIBU, Traité des impôts, t. II, p. 365.)

2. L'impôt foncier fut réduit de 240 millions (chiffre de 1791) à 172 millions (chiffre de 1808) et les contributions personnelle mobilière et somptuaire de 60 à 27 mil

exactement, ils en sentaient tout le poids. Napoléon les dégreva dans une large mesure. Mais en empruntant trop aux règlements de l'ancien régime dans ses créations nouvelles ou dans ses restaurations fiscales, il froissa des intérêts et des personnes; en constituant des monopoles, il prêta à de graves objections.

Dans la session de l'an IX, soixante-dix-huit conseils généraux demandaient la réduction de l'impôt foncier au nom de l'agriculture, six demandaient une meilleure répartition, dix-sept réclamaient un cadastre. Il est vrai que, d'autre part, dix voulaient, pour soulager l'industrie, la suppression de l'impôt des patentes qui n'était pas excessif; vingt-huit se contentaient de modifications au droit proportionnel.

L'impôt des boissons. - L'impôt des boissons fut rétabli le premier 2, puis plusieurs fois remanié et aggravé. Les bières et les eaux-de-vie furent assujetties à un droit de fabrication, payable par le brasseur ou le distillateur. Les vins, cidres, poirés et eaux-de-vie (sauf certains cas, tels que celui de l'envoi à un destinataire soumis à l'exercice de la régie) furent assujettis à un droit de circulation, payable à chaque déplacement de la marchandise. Toutes les boissons fermentées eurent à acquitter, dans les villes de quatre mille âmes et plus, un droit d'entrée variable selon le chiffre de la population et indépendant du droit d'octroi. Enfin ces mêmes boissons furent frappées : les eaux-de-vie et les liqueurs, du droit de consommation perçu au moment de la vente; les vins et les cidres, du droit de détail perçu chez le débitant. L'exercice, c'est-à-dire la constatation sur place et la vérification par la régie des quantités entrées dans les caves et successivement vendues, fut la conséquence de cette législation, qui devint, par la complexité de ses règlements et par son caractère inquisitorial, une cause de méconten. tement et un grief de la population contre l'Empire.

La loi de 1808 chercha à atténuer les inconvénients de cet impôt impopulaire, en fondant dans le droit de circulation plusieurs taxes gênantes et improductives de la loi de 1806. Elle ne réussit pas à calmer les consommateurs, et la surcharge des droits, en 1813, les disposa fort mal à soutenir l'Empire chancelant.

L'impôt du sel. - La taxe des routes était insuffisante et désagréable au public. Napoléon ne voulut pas qu'on l'étendît aux départements situés au delà des Alpes, et par la même loi de finances qui créait l'impôt des boissons, il la remplaça pour ces contrées par une taxe sur

1. Loi du 5 ventôse an XII (25 février 1804), chap. II.

2. Lois du 1er germinal an XIII (22 mars 1805), du 24 avril-4 mai 1806,décret du 5 mai 1806, loi du 25 novembre-5 décembre 1808, décret du 5 janvier 1813.

3. En l'an IX, 58 départements en demandèrent la suppression, 27 la modification.

le sel. C'était le prélude d'une réforme radicale. En 1806, l'impôt du sel fut rétabli en France 1, et la taxe des barrières fut supprimée; elle rendait net 16 millions; on espérait tirer du sel 40 millions, dont 30 seraient affectés aux ponts et chaussées. Il n'y avait pas d'impôt qui eût laissé dans les mémoires des souvenirs aussi exécrés que la gabelle. Napoléon le savait, et il brava l'opinion. « Ce système fera craindre, dit-on, le retour de la gabelle; je ne sais qu'y faire; on ne guérit personne de la peur 2. » Ses conseillers s'appliquèrent à prévenir tout malentendu à cet égard. « Cet impôt sur le sel n'aurait, au surplus, aucun des inconvénients du régime odieux de la gabelle; il devait être perçu à l'extraction des marais salants, et la vente du sel rester libre comme précédemment. » Mais ils ne parvinrent pas à calmer les défiances, et l'aggravation, qui eut lieu aussi pour cet impôt en 1813 3, acheva de le rendre désagréable.

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Chaptal ne l'approuvait pas. « Pendant les années où le sel a été franc d'impôt, écrivait-il, les salines se sont multipliées et la consommation de cette denrée a été prodigieuse; elle s'est élevée jusqu'à produire 23 à 25 millions de francs. Depuis le rétablissement de l'impôt, la consommation s'est ralentie à tel point qu'elle est à peine le dixième de ce qu'elle était auparavant... Lorsque le sel était à bas prix, l'agriculture pouvait en donner à ses bêtes, bœufs et moutons; ils le mêlaient avec le fumier pour exciter la végétation; du moment qu'il a été grevé de l'impôt, l'usage s'est borné à assaisonner nos aliments et aux salaisons. »

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Le monopole des tabacs. Le tabac, consommation de luxe essentiellement imposable, était frappé d'un léger droit de fabrication et d'un droit de douane assez élevé. Napoléon l'éleva davantage et prit des mesures pour en assurer la perception; puis, touché des profits que promettait le monopole de cette marchandise entre les mains de l'État tel qu'il existait avant 1789, il se décida, sans même consulter le Corps législatif sur cette grave question de finances et de liberté, à rendre le décret du 29 décembre 1810, par lequel il attribuait exclusivement à l'administration l'achat, la fabrication et la vente des tabacs. Assurément un fort impôt prélevé sur le tabac, consommation de luxe qui

1. 2 décimes par kilogramme. Loi du 24 avril-4 mai 1806.

2. Opinions de Napoléon au Conseil d'État, par le baron PElet de LA LOZÈRE,

p. 241.

3. Le droit fut porté à 4 décimes par décret du 11 novembre 1813 (Voir Esq. DE PARIEU, Traité des impôts, t. II, p. 206 et suiv.).

4. CHAPTAL, de l'Industrie française, t. II, p. 170. L'auteur ajoute (p. 173) que le sel est tombé à si bas prix dans les établissements du Midi, qu'il est offert, sans acheteurs, à 14 sous le quintal métrique et que la plupart des salines sont forcées de

chomer.

5. Loi du 5 ventôse an XII, décret du 22 mars 1805, loi du 25 mai 1806, décret du 16 juin 1808.

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est sans utilité et qui par l'abus peut devenir nuisible, paraît tout à fait légitime; aujourd'hui aucun financier ne songerait à supprimer un monopole lucratif qui a un siècle d'existence. Était-il nécessaire de l'établir? Ce n'est pas l'opinion d'un homme d'État qui avait été ministre sous le Consulat et qui était à la fois un savant et un industriel. << Pendant les années, écrit au commencement de la Restauration Chaptal, dans l'Industrie française, où ce genre d'exploitation a été livré aux particuliers, on a vu la culture du tabac se répandre sur toute la surface du royaume; dans plusieurs arrondissements, la vente des feuilles de cette plante suffisait au payement des impositions. Il s'était formé 450 fabriques qui fournissaient le tabac au tiers du prix qu'il coûte aujourd'hui, et toutes prospéraient et occupaient un nombre infini de bras; le propriétaire des feuilles en disposait librement; le fabricant de tabac éprouvait, dans les ventes, une concurrence utile au consommateur.

« Cette belle industrie agricole et manufacturière a été presque éteinte par l'établissement de la régie: la culture a été bornée à quelques points de la France; le nombre des fabriques a été réduit à 10 ou 12; on a détruit, en un instant, les capitaux producteurs qu'on avait placés en usines dans ces nombreux établissements; on a enlevé le travail à ces nombreux ouvriers qui étaient employés dans les fabriques; par le prix excessif qu'on a mis au tabac, on a encouragé la contrebande et démoralisé l'habitant des frontières1. » La consommation, qui était de 14 millions 1/2 de kilogrammes en 1810, tomba durant les cinq premières années du monopole à 5,733,000 kilogrammes 2.

En 1804 avait été créée l'administration des droits réunis, à l'image de l'ancienne régie des aides, et la perception des impôts de consommation que nous venons d'énumérer lui fut successivement confiée 3. Aussi les deux mots que le peuple avait le plus en horreur en 1814 étaient-ils ceux de conscription et de droits réunis. Mais le peuple est souvent exagéré dans ses sentiments. Certes, on doit déplorer les lamentables abus de la conscription; elle a dépouillé la France de sa jeunesse pour le service d'une politique qui a abouti à l'amoindrissement de son territoire. Il faut blâmer aussi les gênes que la régle

1. CHAPTAL, de l'Industrie française, t. I, p. 167. Il est juste d'ajouter que la régie fournit aujourd'hui des cigares souvent plus estimés des amateurs que les cigares étrangers d'un prix égal, et que l'impôt du tabac, qui porte sur une consommation toute de luxe, est une des sources les plus abondantes de revenu pour le Trésor. 2. La France est loin d'être le pays où la consommation s'est le plus développée. Elle y était en 1891-1895 de 1 kil. par habitant; elle était de 3.3 aux Pays-Bas, de 2.1 en Belgique et en Suisse, de 1.7 en Autriche, de 1.5 en Allemagne et de 2.5 aux États-Unis (Statistika Ofversigtslabeller).

3. Les droits réunis rapportèrent, d'après MOLLIEN (Mém. d'un ministre, t. II, p.80), 60 millions en 1806, 76 en 1807, 82 en 1808, 105 en 1809 (mais d'une rentrée difficile), 109 en 1810,

mentation des droits réunis mettait à certains genres de commerce. Mais il faut reconnaître qu'une armée de citoyens payant tour à tour leur tribut à la patrie est la plus digne d'un État libre, et que des impôts sur la consommation peuvent être en parfaite harmonie avec les principes d'une bonne administration.

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Caractère des institutions du Consulat et de l'Empire. Dans toutes les parties de l'administration, économique ou politique, Napoléon a laissé une empreinte profonde. Plusieurs de ses institutions administratives excitèrent à leur naissance de sourds murmures; presque toutes lui ont survécu. Administration départementale, organisation judiciaire, religieuse, financière, codes, impôts datent de lui, et beaucoup subsistent encore un siècle après. Si dans ces créations, dont quelques-unes sont restées des modèles, il s'est glissé des erreurs, si la liberté y a été souvent traitée avec peu de ménagement, il est juste de dire que ce sont d'ordinaire les erreurs du sens commun qui voit la difficulté présente et la résout pour le présent sans porter sa vue jusque sur les conséquences éloignées. Rétablissant une monarchie, il l'entoura d'institutions monarchiques; il les fit d'autant plus fortes qu'il était lui-même absolu par caractère et par position, et qu'il ne rencontrait plus, comme les anciens rois, l'obstacle des privilèges. Ainsi que le rappelait, en 1852, l'héritier de son nom, au moment où il restaurait l'Empire par un coup d'État, « notre société actuelle n'est pas autre chose que la France régénérée par la Révolution de 1789 et organisée par l'empereur 1». Mais il comptait sans le changement que cette régénération même avait apporté dans l'état des esprits, et on n'aurait plus au commencement du xxe siècle le droit de porter sur l'ensemble un jugement aussi absolu que celui de Napoléon III au milieu du XIXe siècle.

1. Préambule de la Constitution de 1852.

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