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et la diction, les chefs-d'œuvre de nos classiques, après avoir habitué ceux qui devaient la seconder aux interprétations qu'avait adoptées et consacrées son génie dramatique, emportée d'une inspiration soudaine, et défaisant brusquement l'œuvre des longues études, elle les déconcertait par ces évolutions inattendues. Cette soudaine irruption du naturel et de la personnalité dans une œuvre qui les efface et les enchaîne, est un écueil à peu près inévitable de la grande traduction, et l'on se trouve réduit à choisir entre des interprètes trop fidèles pour être écrivains ou trop écrivains pour être fidèles.

Ajoutons une dernière difficulté qui doit décourager, plus que tout autre, le véritable écrivain : c'est le sentiment d'un effort inutile, l'infaillible prévision de la stérilité de son entreprise. Si une traduction n'était qu'une affaire d'explication matérielle, un commentaire de l'ouvrage considéré dans le sens et la lettre, un simple moyen de vulgarisation, comme les interprétations infrà, suprà ou juxtà-linéaires. qu'une industrie peu scrupuleuse multiplie pour les besoins de la consommation scolaire, en ce temps de baccalauréat, le talent serait superflu dans une pareille entreprise. Mais s'il s'agit de faire revivre un auteur, un homme, un génie : qui ne reculera devant cette prétention? Tout ce que pourra faire l'art le plus consommé sera d'arriver à de trompeuses contrefaçons, à de vulgaires trompe-l'œil, qui seront à l'œuvre traduite ce qu'est à la fleur brillante de rosée

et toute gonflée de sève, la gaze et le papier qui la simulent juste assez pour produire un instant d'illusion. Tout au plus produira-t-il une image à la netteté incolore, un dessin sec et rigide; ce sera moins encore la fleur ensevelie dans l'herbier, froissée par une pression qui la dénature, n'ayant gardé de ses parfums qu'une vague senteur, de ses vives nuances qu'une couleur terne et flétrie.

Pour échapper à tant de difficultés, deux systèmes ont été tentés, et comme tous les systèmes, ils compensent à peine par un avantage isolé de plus graves inconvénients. Le premier consiste à prendre un parti désespéré, celui du calque matériel qui place un terme sous une terme, et suit le texte avec la docile raideur du soldat automate dont le mérite suprême consiste dans la mécanique précision de ses mouvements, et je m'étonne, en vérité, que deux écrivains du plus grand mérite l'aient consacré de leur autorité. Voyez comment Chateaubriand traduit Milton, et jugez du procédé par cette seule phrase, la première qui se rencontre au début de sa traduction: << La première désobéissance de l'homme << et le fruit de cet arbre défendu dont le mortel goût << apporta la mort dans ce monde et tous nos mal<< heurs, avec la perte d'Eden, jusqu'à ce qu'un <<< homme plus grand nous rétablit et reconquit le << séjour bienheureux, chante, muse céleste. » M. Villemain a essayé d'appliquer à Démosthènes un procédé analogue et raconte comment, jeune encore,

il soumit à l'appréciation du général Foy ce début d'une traduction du Discours sur la couronne.

« Avant tout, ô hommes athéniens! je supplie « Dieux et Déesses ensemble que le bon vouloir dont « je suis animé sans cesse pour la ville, pour vous << tous, je le retrouve en vous tout entier pour moi. <<< au combat de ce jour; puis, ce qui importe sou« verainement à vous, à votre religion et à votre << gloire, que les Dieux vous inspirent de ne pas « prendre mon adversaire pour conseil sur la ma<nière dont vous devez m'entendre (car ce serait « une bizarre injustice) mais de consulter les lois et <«< votre serment où, parmi les autres conditions d'é<«<quité, est inscrite l'obligation d'ouïr semblable«ment les deux adversaires. Et cela consiste, non << pas seulement à n'avoir rien présumé sur eux et à << leur partager également votre bienveillance, mais « encore à les laisser chacun disposer son ordre d'attaque et de défense comme il l'a voulu et prémédité. J'ai dans ce combat plusieurs infé<< riorités devant Eschine, deux surtout, ô hommes « athéniens. »

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Cela continue quelque temps ainsi, à la satisfaction commune du lecteur et de l'auditeur. Il me semble qu'il y avait dans ce contentement un peu d'illusion et de parti pris. Je ne sais si pour moi je ne préférerais pas encore l'abbé Delille mettant << des mouches à Milton » et cette version de Démosthènes, par l'abbé Tourreil, qui arrachait à Boileau

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ce cri d'indignation: « le bourreau fera tant qu'il lui donnera de l'esprit. »

L'autre système consiste à lire un auteur un peu vite, si je ne m'abuse, et à le rendre d'un peu haut et d'un peu loin, avec une désinvolture rapide et un sans-gêne supérieur aux menus détails, à se laisser entraîner au courant de sa propre verve, à tâcher d'attraper la tournure et l'accent du maître, en se tenant dans un perpétuel à peu près. On y gagne au moins quelque chose. D'abord, c'est qu'on n'est point découragé par les déceptions et les aridités d'un labeur minutieux; ensuite, c'est que la traduction ainsi obtenue est vivante, seulement elle ne supporte guère un examen minutieux; elle perd en exactitude ce qu'elle acquiert de saveur et de facilité.

C'est vers le second de ces deux systèmes que penche le nouveau traducteur d'Horace. Habitué de longue date à deviser avec le public et à lui dédier chaque semaine une de ces épitres familières où la littérature se rencontre à chaque pas avec l'observation morale, maître exercé daus l'art de ménager la louange et la critique, et de fixer les impressions de chaque heure dans ces confidences où l'agrément de la forme doit souvent couvrir l'insuffisance du fonds, obligé de courir d'un sujet à l'autre en dissimulant l'incohérence des idées sous l'habileté des transitions, ingénieux à couvrir une trame légère d'élégantes broderies, sympathique aux jeunes gloires sans manquer de respect pour les vieilles renommées, specta

teur indulgent des ridicules et des abus, il a plus d'un rapport avec Horace et devait le goûter mieux que personne ; il était donc plus exposé qu'un autre à la tentation de le rajeunir en l'interprétant au gré de sa sympathie. Malheureusement, quelque vive et éclairée qu'elle fût, elle n'atténuait pas des difficultés qui s'augmentent ici de toute la variété du talent qu'il s'agissait de reproduire. Il y a trois hommes, en effet, dans Horace, comme il y a trois parties dans son œuvre. Dans l'une, il est poète lyrique, non pas à la façon de Pindare et d'Alcée; épicurien, l'inspiration religieuse lui manque ; républicain facilement rallié par la reconnaissance et le besoin du repos au gouvernement d'Auguste, il a plus d'estime que d'enthousiasme pour les grandeurs et les vertus d'autrefois. Ses muses sont l'amitié, la volupté, l'horreur des guerres civiles et le plaisir même de mouler sa pensée dans un rhythme savant et une forme irréprochable. C'est par le fini de l'exécution qu'il se recommande et c'est de la difficulté vaincue qu'il s'inspire le plus souvent. Il a toutes les qualités que résume le mot connu de Quintilien (1) sur son heureuse audace: la brièveté savante de la phrase, la netteté de l'image, la hardiesse des rapprochements et cette vigueur concentrée dont Montaigne a si justement dit : «<Horace « ne se contente point d'une superficielle expression; <«< elle le trahirait : il veoit plus clair et plus oultre

(1) « Variis figuris et verbis felicissime audax. » Quintilien, Inst. Or. X, I, 96.

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