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monter plus haut que le védântisme indien. Aussi se placent-ils au centre de la religion des anciens peuples qui, sous le nom d'Aryas, habitaient le SaptaSindhou, c'est-à-dire le pays du Kaboul et du Pendjâb actuels, arrosé par sept fleuves (Sapta-Sindhavas) dont l'Indus était le principal (1), car la région gangétique ne faisait pas encore partie de l'Aryavarta indien, pas plus, à ce qu'il semble, que la Perside ou Perse proprement dite n'était alors comprise dans l'Airyanem-Vaêdjo habité par les Iraniens de la Bactriane, frères des Aryas indiens.

M. Edgar Quinet, dans son Génie des Religions, publié en 1842, n'avait à sa disposition que la version latine du petit Rig-Véda de Rosen, formant tout au plus la 10° partie de ce grand recueil d'hymnes védiques. M. Alfred Maury, qui rédigeait onze ans plus tard son Essai historique sur la Religion des Aryas (2), avait à la sienne la traduction française et intégrale de M. A. Langlois, publiée de 1849 à 1852, en 4 vol. in-8°, dont il se proposait de rendre compte, dans le but annoncé de faire servir son analyse à éclairer les origines des religions hellénique,

(1) Sur la situation et l'étendue du Sapta-Sindhou, voyez, outre les auteurs cités dans mon opuscule du Berceau de l'espèce humaine, p. 49-53, un autre ouvrage postérieur et remarquable de M. Vivien de Saint-Martin, analysé par M. Alfred Maury,à la p. 16 de ses Croyances et Légendes de l'Antiquité.

(2) Dans la Revue archéologique, re série, t. IX, année 1853. Il en a donné une 2e édition revue, corrigée et augmentée, en tête de ses Croyances et Légendes de l'Antiquité, publiées en 1863.

latine, gauloise, germaine et slave. Ce n'est guères qu'accessoirement et par occasion, pour ainsi dire, qu'ils ont tenté tous deux, mais le second avec plus d'étendue que le premier, des rapprochements religieux entre Indra et Jehovah (3).

J'applaudis sans réserve à leur manière de voir à ce sujet, car, dès l'année 1841, c'était déjà la mienne. Si je suis leurs brisées, ce n'est pas foncièrement pour substituer le Dieu du feu au Dieu de l'éther, la différence entre Indra et Agni me paraissant résider dans les noms bien plutôt que dans les idées. C'est d'abord pour étendre le parallèle de l'un ou de l'autre avec Jehovah à une foule d'objets, de particularités, de détails que ces deux savants ont dû négliger, parce qu'ils se proposaient moins de remonter à la première origine des deux cultes aryen et hébraïque, que de les envisager à l'époque de leurs développements respectifs. C'est ensuite et surtout pour suppléer à une autre lacune sur laquelle j'ose insister. Voici en quoi elle consiste.

En ne s'arrêtant qu'aux sommités, en distinguant Indra d'Agni, et en préférant le premier au second, mes deux illustres devanciers ont très-bien pu, ils ont dû même laisser dans une sorte de pénombre la partie purement philologique du parallèle qu'ils

(3) Pour les comparaisons entre Indra et Jehovah, voy. d'une part, du Génie des Religions, p. 145-58 et p. 384-5, et de l'autre, Revue citée, IX, p. 592-604 ou Croyances et Légendes de l'Antiquité, p. 21-38.

esquissaient, je veux dire l'étymologie et le sens primitif du nom hébreu Ihuh, sujet ingrat et aride qu'ils n'auraient d'ailleurs songé à aborder que s'ils avaient remarqué la relation de ce nom avec une rare épithète aryenne d'Agni, perdue au milieu de beaucoup d'autres qualifications louangeuses. Je crois avoir de bonnes raisons pour y attacher une grande importance. Il me semble qu'en pareille matière la similitude des noms prouve mieux et prouve plus que la ressemblance des idées. En effet, Jehovah, une fois conçu comme le Primus inter pares, et il me paraît l'avoir été ainsi très-longtemps par ses adorateurs avant de l'être comme le Dieu unique, Jehovah, dis-je, peut ressembler au Jupiter des Latins, au Zeùs des Grecs, à l'Osiris des Égyptiens, à l'Hadad des Syriens, au Baal ou Bel des autres peuples sémitiques, et, à l'Ahuramazdâ ou Ormuzd des Bactriens, des Mèdes et des Perses, tout autant et même plus parfois qu'à l'Indra des Aryas du Sapta-Sindhou. Ces analogies de rang, de fonction ou d'aspect ne nous éclairent pas beaucoup, soit sur ses caractères intrinsèques, soit sur les particularités de son culte, soit sur l'origine de son titre distinctif, écrit Ihuh ou Yhuh ou Yhvh sans points-voyelles. L'identité de nom, au contraire, en lui imprimant un cachet tout spécial, le localise pour ainsi parler : elle indique de quel plateau de l'Asie il a dû descendre primitivement; car, s'il a toujours été vrai de dire Ab Oriente lux, cette identité est, en quelque sorte, la

triple empreinte de sa provenance, de sa nature et de son antiquité. C'est ce qu'on verra mieux lorsque j'expliquerai le sens primordial de l'invocation védique Sahasô-Yaho adressée par les Aryas au Dieu de leur foyer.

J'avoue que la qualification aryenne Sahaso-Yahuh qui m'a séduit ne figure que six fois dans le RigVéda, et au vocatif seulement sous la forme SahasôYaho, avec application exclusive à Agni, ainsi que j'en ai déjà fait la remarque. Je conviens, en outre, que ses synonymes, et elle en a plusieurs dans les hymnes védiques, n'y figurent que 70 à 72 fois avec application au même Dieu, et 18 autres fois à d'autres déités solaires, ignées ou atmosphériques, au nombre desquelles on compte Indra (1), tandis que son homonyme hébreu Ihuh se présente à tout propos dans les livres de la Bible antérieurs à l'exil babylonien, soit sous une forme complexe comme dans la Rig-Véda, soit le plus souvent à l'état isolé. Mais je ferai voir, d'une part, que les autres dieux védiques ne reçoivent les équivalents du titre en question que par métaphore en tant qu'émanés du foyer d'Agni, et, d'autre part, que la rareté du titre lui-même chez les Aryas, sa fréquence et son abréviation chez les enfants d'Héber sont insignifiantes au point de vue religieux. Ces différences tiennent à nombre de causes secondaires signalées et développées par M. Ernest

(1) Les autres sont Mitra et Varuna et les trois Ribhavas.

Renan dans son beau livre intitulé Histoire générale et système comparé des langues sémitiques où il fait des rapprochements très-ingénieux entre les Aryas et les Sémites sous le triple rapport de leurs caractères physiques, de leurs facultés intellectuelles et morales et du génie de leurs langues respectives (1). Toutefois, en adoptant à cet égard les vues générales de l'éminent critique, je me permettrai de ne pas trop insister sur le monothéisme des seconds et le polythéisme des premiers, car l'histoire atteste qu'à l'exception du peuple Juif, les Sémites étaient aussi polythéistes que les Aryas et que les Khamites. Du reste, il a reconnu lui-même qu'en cette matière il fallait faire un triage entre la foule et le petit nombre, entre les ignorants et les lettrés (2), correctif d'autant plus nécessaire, que, chez les Israélites eux-mêmes, l'idolâtrie a eu souvent le dessus jusqu'au retour de l'exil babylonien (3).

« L'Asie, a dit avec raison M. Edgar Quinet dans son esquisse rapide et imagée, l'Asie a deux échos qui s'appellent à ses deux extrémités. Quand l'hymâlaya dit Indra, le Liban répond Jehovah ! » (4) M. Alfred Maury part aussi de ce point de vue. Mais

(1) Voyez l'ouvrage cité, 1re édit., p. 1-24, p. 389-400, et p. 463-77.

(2) Voy. sa brochure déjà citée De la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civilisation.

(3) Ce fait a été amplement démontré par Benjamin Constant dans son livre De la Religion, II, p. 232-6, en notes.

(4) Du Génie de Religions, p. 314.

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