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volontiers, la vérité dans l'idéal, est, suivant la belle expression de Voltaire, comme une musique de l'âme qu'il faut entendre pour en juger, c'est-à-dire que le poète, suivant la nature de son sujet, doit non seulement intéresser l'esprit ou le cœur, mais encore chatouiller agréablement l'oreille, d'où résulte qu'indépendamment de ce qu'il peut tirer de son propre fonds en fait de pensées et de sentiments, il doit se soumettre à certaines règles telles que la rime, la structure et le mélange des vers les uns avec les autres. Si les Grecs et les Romains n'employaient pas la rime, c'est sans doute que leur langue déjà si harmonieuse par elle-même (Homère, dit-on, chantait ses vers), et naturellement accentuée par le retour régulier des spondées et des dactyles, eût répudié tout autre ornement : c'est donc dans la nature elle-même, ce premier des poètes, et dans l'absence d'une prosodie sensible, qu'il faut chercher la raison d'être de la rime, et pourtant elle n'a réellement qu'un rôle tout-à-fait secondaire, quoique souvent elle contribue à donner plus de saillie et de vivacité, plus de grâce ou d'énergie à l'expression ou à la pensée. En un mot, la rime est une esclave, a dit le législateur du Parnasse. Oui, mais une esclave indocile, créant à son maître d'incessantes difficultés, parce qu'elle ne doit ètre ni triviale ni trop recherchée, et qu'elle ressemblerait, a dit encore Voltaire, au bruit choquant des poulies et des cordes d'un mauvais mécanicien, si elle ne savait se garder

de la monotonie et de la pesanteur : le génie en triomphe, il est vrai, mais au prix de combien de temps et de travail? c'est ce que nous ne saurons jamais, attendu que le plus grand art est de cacher l'art, condition sans laquelle il ne saurait exister.

Assurément, tant d'écueils à éviter et tant d'obstacles à vaincre devraient recommander les poètes à l'indulgence de tous et surtout de ceux qui leur témoignent une si grande indifférence. Comment donc l'accorderont-ils avec cette inexorable investigation qui ne passe ni une expression, ni une rime douteuse, ni la plus petite négligence de composition ou de style, quels que soient d'ailleurs l'intérêt des situations, le charme des sentiments et la beauté des images. Ah! ce n'est pas ainsi qu'en jugeait l'Alceste du Misanthrope, lorsque pour stigmatiser la pompe fleurie de tous les faux brillants qu'on étalait avec tant de confiance à son époque, il disait et redisait, avec une verve et un enthousiasme toujours croissants, cette vieille chanson dont la rime, comme il est le premier à le reconnaître, n'est pas plus riche que le style:

Si le roi m'avait donné

Paris, sa grand'ville,
Et qu'il me fallut quitter

L'amour de ma mie!
Je dirais au roi Henri :

Reprenez votre Paris,

J'aime mieux ma mie, ô gué!

J'aime mieux ma mie.

C'est ainsi que de parti pris, et par un enchainement nécessaire, les détracteurs systématiques de la poésie en sont arrivés à condamner, presqu'à l'avance, toute œuvre nouvelle et à proférer contre son auteur, n'importe ce qu'il est ou peut devenir, cet anathême du Baliveau de la Métromanie contre Damis, son neveu:

Va des auteurs sans nom grossir la foule obscure.

:

J'irai plus loin encore. Est-il impossible, en effet, que tout en ayant l'air de vous faire une concession, ces messieurs ajoutent le plus naturellement du monde - Admettons, si vous voulez, que votre jeune protégé fasse mieux que les autres; qu'il ait même du talent, du génie, en sera-t-il lu davantage, et quel profit le public en tirera-t-il? Oh déplorable et honteux aveuglement ! Et vous, dites-nous donc, à votre tour, pourquoi la divine Providence, en donnant à l'homme des sens, des muscles, des organes; enfin, cet ensemble admirable qui constitue la vie et le bien-être du corps, lui a donné en même temps l'intelligence, l'imagination et le sentiment qui constituent la vie et les jouissances de l'âme ? Ici vous nous objecterez probablement qu'en fait d'imagination et de sentiment, vous ne prisez que ce qui peut être véritablement utile, et que vous cherchez vainement de quelle utilité sont les vers; mais alors nous vous demanderons à quoi servent la peinture, la musique et la sculpture, dont vous

paraissez faire beaucoup de cas, bien qu'à la rigueur il suffise, avec elles, d'avoir des yeux et des oreilles. Or, comme elles sont, ainsi que les sciences et la partie des belles-lettres dont vous ne niez sans doute pas l'utilité, telles que l'éloquence, la philosophie et l'histoire, une émanation de la poésie elle-même, qui seule a pu préluder aux bienfaits de la civilisation, en perfectionnant le langage et en épurant le goût, pourquoi la répudiez-vous aujourd'hui comme une futile et ambitieuse superfétation?

Reste enfin à votre disposition ce dernier argument, corollaire obligé de celui qui précède; c'est que tout ce qui est exprimé en vers le serait aussi bien et plus aisément en prose. Au surplus, il n'est pas nouveau, et jamais, cependant, il n'a pu résister à un sérieux examen. En effet, comment n'en serait

il

pas ainsi, alors que la prose, sans rien ajouter aux pensées, a de moins que la poésie le rhythme, la cadence, l'harmonie imitative, l'écho si parfait et si sonore de la rime; en un mot, ces ressources infinies que le véritable poète sait trouver avec bonheur jusques dans ses hardiesses et dans ses licences? Pour s'en convaincre, qu'on essaie seulement de façonner en prose, aussi habilement que possible, ne fût-ce qu'une fable de La Fontaine, un passage de Vert-Vert, ou une boutade d'Alfred de Musset, et que l'on compare ensuite. Puis, dans l'hypothèse, que deviendraient tous ces chefs-d'œuvre qui, traversant le temps et l'espace, et toujours debout et

admirés, malgré les révolutions et les cataclysmes, ont marqué d'un sceau ineffaçable les beaux siècles de Périclès, d'Auguste, des Médicis, de François Ier. et de Louis XIV ? Mais non, rassurez-vous, génies immortels, Homère, Virgile, Horace, Le Dante, Shakespeare, Milton, Corneille, Voltaire, Racine, Molière et tant d'autres déjà nommés, ou qui mériteraient de l'être, y compris nos deux grands poètes contemporains, auteurs des Méditations, des Harmonies, des Voix intérieures et des Rayons et des Ombres, votre place est marquée à jamais dans les fastes impérissables de l'esprit humain, et les zoïles passés, présents et futurs ne pourront qu'ajouter encore à votre célébrité et à votre gloire; et s'il m'était permis de vous consacrer aussi quelques vers, je vous dirais :

Voilà l'empire du génie,

Tributaire qu'il soit des humaines erreurs,
Qu'on le dénigre ou qu'on le calomnie,
Ce n'est pas lui qu'atteint l'ignominie
Mais ses envieux détracteurs.

De son aire pendante au-dessus de l'abime,

Quand l'aigle audacieux,

Dans un éssor sublime,

S'élève et plane dans les cieux,

Vienne de noirs corbeaux une troupe bruyante
Du roi des airs braver la majesté,
Dédaignant de punir une ligue impuissante,
Il monte, et se dérobe à la tourbe insolente,
Dans des flots de clarté.

Ainsi, Messieurs, en stigmatisant, comme elles le

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