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« dans les choses. Son esprit crochette et furette tout <«<le magasin des mots et des figures pour se repré<< senter »> (1). Voilà des beautés d'une nature bien délicate et qu'il paraît difficile de transporter dans une autre langue, sans s'exposer à les effacer sous d'insignifiants commentaires, ou du moins à les amoindrir par des équivalents inexacts.

Pour les épitres et les satires, la difficulté est d'une autre nature; ici c'est la simplicité, la fine bonhomie d'Horace, l'extrême naturel de son langage qu'il faut rendre, et surtout ce laisser-aller d'une pensée qui s'affranchit des servitudes de l'ordre logique sans s'égarer jamais; c'est la souplesse d'un style qui emploie tour à tour le portrait, le récit, le dialogue, l'apostrophe, la fable, le précepte, la réflexion morale, qui mêle tous les tons et toutes les formes dans une variété sans confusion.

Dans l'Art poétique, à ces qualités si personnelles, s'ajoute un mérite, et pour le traducteur, un péril de plus c'est la rigueur des préceptes dont il est à la fois si nécessaire et si difficile de déterminer le sens. La langue latine n'a pas la précision de la langue grecque ni surtout de la nôtre, et l'on est souvent tenté de mettre sous les mots d'Horace des idées qui ne sont pas les siennes ni celles de son temps.

Si nous voulions, sur cet exposé, présumer de ce que doit être la nouvelle traduction, étant donné le

(1) Essais, livre III, ch. V.

caractère et l'esprit de son auteur, il serait facile de prévoir qu'il a dû altérer le sens dans la partie dogmatique, modifier les détails du style dans la partie lyrique, et dans la partie familière, celle qui comprend les épitres et les satires, se rapprocher de son modèle par l'agrément et la piquante familiarité, tout en lui donnant une physionomie un peu moderne. Un examen attentif justifie ces prévisions quelques exemples pris un peu au hasard suffiront à le prouver.

Signalons d'abord quelques fautes de sens qui n'ont pas disparu, même de la troisième édition. Nous ne parlons pas de ces légères inexactitudes qui se glissent dans un travail de longue haleine, fautes à peu près inévitables,

Quas aut incuria fudit,

Aut humana parùm cavit natura. (1)

Encore pouvait-on les éviter avec des guides tels que Bentley, Orelli et Dubner. Encore moins s'agitil de ces points controversés sur lesquels l'érudition attend encore les lumières de l'archéologie mieux renseignée, il s'en réfère volontiers à cette sage maxime de la science sacrée : « in dubiis libertas. » Ainsi, dans ce passage bien connu d'une satire ou l'esclave nomenclateur engage son maître à serrer, en dépit des obstacles, la main des électeurs influents: « trans pondera dextram porrigere. >> Que faut-il entendre par ce « pondera? » Les marchandises dont

(1) Horace, Art. poét., v. 352.

le comptoir est chargé ? Les objets qui encombrent la rue ? L'équilibre du corps que le solliciteur s'expose à perdre pour donner à son client une de ces poignées de main, préliminaire obligé de toutes les opérations électorales, exposant ainsi sa dignité de candidat à une chute humiliante,

Pour avoir du point fixe écarté

Ce que nous appelons centre de gravité?

Toutes ces explications avaient jadis leurs partisans et se défendaient bien. Mais voici qu'un antiquaire illustre, Visconti, découvre des poids de bronze dont les élégants de Rome chargeaient les plis de leur robe afin de la faire draper plus gracieusement et le « trans pondera » voudra dire : étendre la main hors du vêtement ainsi disposé. C'est bien le cas d'hésiter, d'en appeler à un plus ample informé et en attendant, de tenir pour les vieilles interprétations. Je conçois également que l'on se partage, comme l'ont fait récemment deux savants maîtres, MM. Sauvage et Quicherat, sur le sens du reproche qu'adresse Horace à Lucilius :

Cùm flueret lutulentus, erat quod tollere velles. (t)

<< tollere » est-ce enlever le mauvais, ou recueillir le bon? De même, dans la description des humbles réjouissances et des rustiques festins d'Ofellus, faut-il lire : « culpâ ou cuppâ potare magistrâ » et entendre par suite qu'on s'y égayait en vidant à tour de rôle (1) Satires, I, IV, 11.

la maîtresse coupe (cuppa) ou que les fautes commises (culpâ) obligeant à boire d'autant, déterminaient, par leur gravité même, le nombre des rasades? Dans la description du voyage de Brindes, à l'endroit of Horace mentionne sa rencontre avec ses plus chers amis, faut-il faire voyager aussi la virgule dans ce passage,

Cocceius,

Mecœnas optimus atque

et, avec la virgule, déplacer l'épithète de manière à faire de cette haute bonté l'apanage de Coccéïus ou de Mécène ? Et dans la description de la Sirène, au début de l'Art poétique, de ce monstre dont le buste élégant

Turpiter atrum

Desinit in piscem,

faut-il entendre qu'il se termine affreusement en queue de poisson, ou qu'il finit en une queue de poisson affreusement noire? Questions minimes, sans doute, amusement inoffensif et tourment aimé des érudits de profession. On conçoit qu'un traducteur préoccupé surtout du sens et de l'esprit général les dédaigne et les esquive. Mais voici des libertés moins permises et qui donnent un peu dans l'excès. Je vois dans la traduction de l'ode II' du Ier livre « la mer de Toscane heurtant de son flot irrité les rochers de sa rive. » Or, il n'est question, dans cette ode, ni de rocher, ni de flots irrités, mais de môles jetés dans la mer pour y supporter ces constructions soit entourées d'eau,

soit immergées, où se réfugiait l'oisiveté des Romains d'alors, et Horace ajoute qu'elles affaiblissent ou diminuent de leurs empiétements la mer Tyrrhénienne, sens bien plus naturel, et aussi plus généralement accepté que le précédent, car les rochers n'affaiblissent pas la mer; c'est bien plutôt la mer qui les affaiblit et les ronge.

Cependant on pourrait dire ici encore « grammatici certant »; mais voici un point où le doute n'est plus possible ni l'erreur excusable. Horace parle à Virgile de cet ami tant regretté, de ce Quintilius qu'il redemande aux Dieux, mais en vain, car les Dieux ne le lui avaient pas prêté à cette condition de le laisser ou de le rendre à ses amis :

Non ita creditum

Poscis Quintilium Deos.

Est-il permis d'entendre avec le traducteur : « cet ami que vous aviez placé sous leur garde » ? Dans ce vers d'une épître, la première du second livre,

Libertasque recurrentes accepta per annos,

il s'agit seulement de ces propos rustiques dont l'usage se perpétue, grâce à la joie des vendanges. Le traducteur a vu « des chansons dont chaque année agrandit le refrain, » n'a-t-il point involontairement pensé à cet enfant de la gaieté française, au Vaudeville,

Agréable, indiscret qui, conduit par le chant,

Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant?

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