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La plupart des contrées de l'Europe, la France, l'Espagne, l'Allemagne et la Russie contiennent des spécimens remarquables de ce style qui a pris son nom du règne de Louis XV, sous lequel il a fleuri. S'il en reste encore des modèles admirés dans plusieurs des palais, des hôtels et des châteaux de cette époque, beaucoup ont malheureusement disparu. La Révolution et la spéculation ont détruit un grand nombre de constructions privées, que l'art du dixhuitième siècle avait élevées et décorées. Les financiers et les ministres rivalisant alors avec les princes et les grands seigneurs de luxe, de magnificence et de goût, se plaisaient à les attester dans leurs hôtels et leurs châteaux. Ces derniers étaient nombreux. C'est ainsi qu'on trouvait, à peu de distance l'un de l'autre, aux abords de Nogent-sur-Seine, le château de Pont, élevé par le surintendant des finances Bouthillier de Chavigny, le château de La Motte-Tilly, résidence du contrôleur général Terray, et le château de La Chapelle-Godefroy, agrandi, embelli, décoré par deux autres contrôleurs généraux, Philibert Orry et Jean de Boullongne.

La Chapelle-Godefroy excitait surtout l'admiration des contemporains, non-seulement par la beauté de ses jardins, mais par la richesse et la valeur artistique de sa décoration. intérieure. Peut-être y avait-il un peu d'engouement et d'exagération dans cette admiration; mais elle pouvait être jusqu'à un certain point justifiée par les embellissements successifs qu'avaient apportés à la terre de La Chapelle des propriétaires opulents qui étaient aussi des hommes de goût.

Philibert Orry, qui, le premier, avait transformé le château de La Chapelle, qu'il tenait de son père, était né à Troyes. Son père, petit-fils d'un libraire de Paris, après avoir échoué dans la fabrication de la verrerie qu'il avait entreprise à Chappes, fit sa fortune dans les fournitures de la guerre d'Espagne, devint ministre des finances dans ce pays, et finit par acheter une charge de premier président

au Parlement de Metz. Philibert Orry, après avoir été intendant de Soissons, de Perpignan et de Lille, fut appelé, en 1730, au contrôle général des finances. Il s'y maintint pendant seize ans. Les contemporains sont unanimes à signaler sa probité, son intelligence des affaires, et en même temps la rudesse de ses manières. « Il paraissait le bon sens même, personnifié en un gros bourgeois renforcé, » dit le marquis d'Argenson. Quand il avait été appelé à la cour, sa belle-mère disait de lui : « Qu'y fera-t-il? il y sera comme un bœuf dans une allée (1). » Orry seconda néanmoins, de la manière la plus heureuse, par son esprit d'ordre et d'économie, l'administration sage du cardinal de Fleury.

Aux yeux des courtisans, il passait pour un homme désintéressé. «M. Orry, dit le duc de Luynes, a toujours paru n'avoir aucune ambition, regrettant sans cesse de ne pouvoir vivre dans sa terre de La Chapelle, près de Nogent, et toujours prêt à y aller avec plaisir (2). » Il n'en jouit guère cependant lorsqu'en 1746 sa retraite lui permit de venir s'y fixer; il y mourut l'année suivante.

Philibert Orry avait, dit-on, très-peu de biens quand il entra dans sa charge. Mais, à cette époque, on ne faisait pas les affaires de l'Etat sans faire les siennes, même lorsqu'on avait une réputation d'honnêteté. Outre ses appointements de contrôleur général, qui montaient à 110,000 liv., il touchait les appointements de ministre d'Etat et de directeur général des bâtiments. Il recevait aussi 50,000 1. par an pour le pot-de-vin des fermes générales. Quoiqu'il fit «< une fort grande dépense, notamment pour sa table, » Orry so retira des affaires avec 50,000 1. de rentes (3). Il avait con

(1) Mémoires du marquis d'Argenson, Ed. Janet, t. II, p. 358, et t. V, p. 11. Voir aussi, sur Orry, t. II, p. 65.

(2) Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 87.

(3) Outre son logement à Versailles, Orry avait à Bercy une vaste maison ‹ assez vilaine, mais entourée d'un grand jardin, › qui fut vendue après sa mort au duc de Penthièvre. Mém. du duc de Luynes, t. X, p. 248.

sacré une partie de ses revenus à l'embellissement de sa résidence de La Chapelle, qu'il laissa à son frère Orry de Fulvy (1).

Orry de Fulvy, intendant des finances et directeur de la Compagnie des Indes, est surtout célèbre par une perte de 20,000 louis (480,000 1.) qu'il fit au jeu de biribi, dans un salon de Paris. Aussi n'est-il pas surprenant qu'il ait laissé, en mourant, une fortune amoindrie (2). La terre de La Chapelle ne tarda pas à être vendue par son fils, et après avoir appartenu pendant un an à Bouret de Valroche, frère du fameux fermier général Bouret, elle fut acquise en 1761 par l'ancien contrôleur général Jean de Boullongne.

Petit-fils, fils et neveu de peintres estimés, Boullongne, longtemps premier commis et intendant des finances, avait succédé à Peyrenc de Moras au contrôle général. Ses manières ne rappelaient en rien celles d'Orry. « M. de Boulogne, dit un contemporain, était un damoiseau fort occupé de sa toilette, soigneux de sa perruque, élégant dans ses vêtements et sans aucunes vues (3). » C'était juger trop sévèrement un homme habile, expérimenté, dont l'urbanité, non moins que la prudence, étaient renommées (4). Trèsriche, il avait marié ses filles d'une manière brillante (5), et

(1) Orry de Fulvy, né en 1703, avait deux sœurs; l'une mariée à Berthier de Sauvigny, père de l'intendant de Paris, l'autre au marquis de la Galaisière, chancelier du roi de Pologne. Les armes des Orry étaient de pourpre à un lion d'or rampant et grimpant sur un rocher d'argent. Elles convenaient à merveille à un contrôleur des finances. Voir LA CHESNAYE DES BOIS, t. XI, p. 118.

(2) Mém. de Luynes Journal de l'avocat Barbier, t. V, p. 47. (3) Vie privée de Louis XV, t. III, p. 162.

(4) Aucun article spécial n'a été consacré à Jean de Boullongne, né en 1690, mort en 1769, ni dans la Biographie Michaud, ni dans celle de Didot. Il fit cependant preuve de talent dans sa charge de contrôleur général. Il avait, dit M. P. Clément, la réputation d'un financier habile, prudent, avisé. › (M. de Silhouette, p. 35.)

(5) Ses quatre filles avaient épousé M. de Caze de La Bove, inten

s'il ne parvint pas à rétablir les finances de l'Etat pendant son administration, il se garda bien d'y compromettre ses intérêts. En se retirant du contrôle, Boullongne conserva, comme Orry, sa charge de grand-trésorier de l'ordre du Saint-Esprit ; il était comme lui membre honoraire de l'Académie de peinture et de sculpture; comme lui, amateur éclairé des arts, il mit tous ses soins à embellir sa terre de La Chapelle.

Son fils, Jean-Nicolas, continua son œuvre, et tous deux y dépensèrent « des millions (1). » Conseiller d'Etat, intendant des finances, membre de l'Académie de peinture, JeanNicolas de Boullongne, comte de Nogent, baron de Marigny, seigneur de Montereau et d'autres lieux (2), avait aussi le goût et l'intelligence des arts. Après sa mort, ses biens et ses titres passèrent à son fils, Paul-Esprit-Charles, gouverneur de Troyes et grand-bailli de Nogent, qui émigra à la Révolution.

Aux termes de la loi, le château de La Chapelle-Godefroy devait être vendu comme bien d'émigré, avec ses dépendances, son mobilier et ses objets d'art. L'administration de l'Aube prit des mesures afin de conserver les objets d'art dignes de figurer dans un musée départemental, et la plupart d'entre eux échappèrent ainsi à la dispersion qui aurait suivi leur vente publique. Mais tous les meubles furent inventoriés, et bientôt mis aux enchères. De ces meubles, il n'est resté que le souvenir, consigné dans le rapport d'un administrateur de l'Aube, dans l'inventaire et dans les procès

dant de Champagne, les marquis de l'Hopital, de Dromesnil et de Béthune, ce dernier de la famille de Sully.

(1) GROSLEY. Mémoires sur les Troyens illustres, t. II, p. 262.

(2) La Chapelle, Marnay, Mâcon, Saint-Flavy, Prunay, Echemines, Orly, Saint-Germain-Laval et Laval-Saint-Germain. Acte de vente du O janvier 1779. Arch. de l'Aube.

verbaux rédigés par les autorités du district de Nogent. (1). A l'aide de ces pièces officielles, nous pouvons reconstituer le château de La Chapelle tel qu'il était au moment où ses maîtres l'ont quitté, et nous représenter, en pénétrant dans ses appartements, encore remplis des signes de leur présence, les mœurs, les habitudes et les goûts de ceux qui les avaient habités.

II.

L'architecture extérieure du château de La Chapelle n'était point remarquable. Le corps-de-logis principal, qui se terminait par deux ailes carrées, dont l'une subsiste encore aujourd'hui, était construit en briques et en grès (2). Mais les jardins au milieu desquels il était situé, et surtout le luxe, la grandeur, la décoration, la vaste et commode disposition de ses appartements méritaient les éloges de ceux qui les visitaient.

Le vestibule était ovale. Peint à fresque dans le meilleur goût, il paraissait « soutenu dans tout son pourtour par de belles colonnes entremêlées de pilastres... et comme cette architecture était d'une grande noblesse, l'ensemble formait une perspective qui favorisait singulièrement l'illusion et frappait au premier coup d'œil. » Ce qui peut donner l'idée de la dimension de ce vestibule, c'est qu'outre six banquettes, il s'y trouvait douze tables à jouer.

Du vestibule on pénétrait dans le salon à manger, qui, aux yeux de l'administrateur de l'Aube, paraissait digne du fastueux Lucullus. Il était orné de deux grandes tables de marbre de Gênes, portées sur deux pieds en console du

(1) Tous les détails relatifs au mobilier de La Chapelle, que nous allons donner, sont tirés des Archives de l'Aube, série G, carton 4. Q. 7.

(2) Note communiquée par M. Julien Gréau.

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