Page images
PDF
EPUB

et à qui on se dispensait de donner les 5 ou 6 sols qu'aurait exigés un étranger pour sa journée. Tant que vécut son père, Philippe se résigna.

On sait que la peste qui reparut à Troyes pendant les années 1581, 1582 et 1583, fit, comme en 1575, de terribles ravages dans la ville. Jehan Thomassin fut-il une des victimes du fléau? On peut le croire. A 65 ans, en Champagne, après une existence laborieuse, sans doute, mais réglée, on n'est pas arrivé au terme de la vie. Sur les rôles d'impôts de 1583, ce nom a cessé de figurer.

Philippe qui, quelques années auparavant, avait perdu sa mère, se trouvait donc à 20 ans orphelin. It ne songea pas tout d'abord à profiter de la liberté qui s'offrait à lui à une époque de la vie où, d'ordinaire, on est avide de la saisir. Sous les ordres de son frère aîné, Jean, qui avait repris l'établissement paternel, il continua quelque temps l'existence qui jusque-là avait été la sienne. C'était bien la même maison, le même toit, la même demeure où il avait reçu le jour et où il avait grandi; mais le cœur d'une mère, mais l'affection d'un père n'étaient plus là. Philippe se trouva-t-il mal à l'aise au milieu d'une famille, celle de son frère, qui le touchait de près, mais dont il se sentait, après tout, un membre très-secondaire? S'éleva-t-il quelque question d'héritage? quelque contestation de salaire? Un fait certain, c'est qu'un jour Philippe n'hésita plus à mettre à exécution les projets qu'il avait depuis longtemps médités. Il laissa pour jamais, et avec la volonté de ne les plus revoir, ses frères et sœurs aînés ou plus jeunes; il quitta ce foyer, cette ville qu'il avait seuls connus jusqu'à ce jour; il leur dit un adieu qui devait être le dernier.

Où ira-t-il? Il le sait bien. Depuis longtemps ses pensées ont devancé ses pas et aujourd'hui elles le dirigent sûrement sur le chemin de l'Italie. Il passe à Châtillon, à Dijon, à Mâcon. Il devait retrouver à Genève un grand nombre de ses compatriotes qui s'y étaient retirés à la suite des troubles

politiques. Il est bientôt à Sion. Du Simplon, il salue l'Italie où il va rencontrer et la gloire et le tombeau.

Songea-t-il à visiter Venise, comme le faisaient tous ceux qui venaient d'au-delà les monts? C'est probable, d'autant plus que la Reine de l'Adriatique était alors par excellence la ville des faiseurs de boucles, des Fibbiari. Le luxe, dans cette partie si délaissée aujourd'hui du vêtement, était en quelque sorte désordonné. Les boucles des ceinturons et des chaussures atteignaient des dimensions énormes; faites de métaux précieux, enrichies de pierres fines, elles valaient parfois des sommes considérables. La fureur était telle que les Doges, que les Conseils de la République furent, précisément à cette époque, obligés de porter des règlements pour limiter le diamètre, le poids, la richesse de ces étonnants bijoux. Philippe n'aurait pas été ouvrier complet s'il n'avait étudié, en passant, ces œuvres vraiment artistiques qui devaient l'intéresser au plus haut point.

Il a 22 ans lorsque nous le retrouvons, à Rome, en 1584. Pour vivre, comme à Troyes, il fait des boucles de ceintures. Mais cet umile mestiere, ce basso esercizio, il allait bientôt l'abandonner. Soit, comme le disent les écrivains d'alors, que la mode des boucles tombât justement à Rome, soit que Thomassin ait été épris, à la vue des chefs-d'œuvre qui l'entouraient, d'un véritable amour de l'art, il ne tarda pas à aborder la carrière dans laquelle il devait conquérir toute sa célébrité.

Pour cette période de l'existence de Thomassin qui commence à son arrivée à Rome et qui s'arrête à sa mort, il faut recourir aux informations que nous ont laissées les auteurs sérieux qui se sont occupés de l'état des arts et particulièrement de la gravure à la fin du xvi° siècle : en Italie, c'est Baglione, dans sa Vie des Peintres; c'est le florentin Baldinucci, dans ses ouvrages sur le dessin et sur les premiers graveurs; c'est Zani, l'homme du monde qui a peut-être le

plus vu d'estampes; - en France, Félibien, mais surtout Mariette, dont quelques-unes des notes conservées à la Bibliothèque nationale sont, pour leur naïveté, leur sincérité et leur science, si précieuses à consulter; - Nagler, enfin, en Allemagne. Mais rien ne nous servira davantage que l'œuvre même de Thomassin. Cette œuvre, qui se compose de plus de 350 pièces, est aujourd'hui encore facile à rencontrer dans le commerce à Paris, à Rome principalement, où quelques cuivres ont même été conservés. Nulle part, néanmoins, elle ne se trouve aussi bien réunie, aussi complète qu'au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale.

Ce n'est pas à dire, toutefois, qu'il suffise de se présenter an Département des Estampes pour voir devant ses yeux se dérouler ces trois cent et quelques scènes qu'a tracées le burin de notre artiste. Des recherches sont nécessaires, par suite des différents principes qui ont présidé au classement des gravures. S'agit-il d'une bibliothèque, vous trouvez parfois les volumes rangés d'après leur format; ailleurs les auteurs se suivront suivant l'ordre de l'alphabet; plus souvent la matière aura seule servi de base à la classification. Les estampes n'offrent pas moins de difficultés à ceux qui sont chargés de leur attribuer une place définitive. Supposez qu'aux mains d'un conservateur parvienne un seul exemplaire d'une pièce quelconque, prenons le saint François de Paul exécuté par Thomassin d'après le tableau du peintre lorrain Claude Deruet. On pouvait ne considérer en elle que le travail de Thomassin, et par conséquent la placer au volume réservé à cet artiste : dans un musée de gravures, il convient de classer d'après le nom du graveur. D'autre part, on peut avoir l'idée de réunir ensemble les pièces qui reproduisent les œuvres d'un même peintre : l'artiste qui invente mérite cette faveur; on sacrifie l'artiste qui copie. Dans ce cas, le saint François sera envoyé au carton de Deruet. Mais si on se laisse guider par la pensée qu'il faut fournir aux

artistes du jour une collection où ils trouveront toutes préparées des études pour les sujets qu'ils ont eux-mêmes à traiter, le classement, d'après l'ordre de la matière, condamnera notre gravure à entrer au portefeuille des saints.

C'est précisément cette dernière voie qu'a suivie cette estampe, l'objet de recherches aussi longues que vaines de la part de l'auteur de la Vie de Claude Deruet. Si l'image avait eu des proportions un peu considérables, elle eût été classée d'après son format « aux grandes pièces. »>

Ces diverses règles ont été appliquées, à Paris, à l'œuvre de Thomassin. Une première partie de cette œuvre existe encore telle qu'elle avait été réunie en 1666 par l'abbé de Villeloin, M. de Marolles, lorsqu'il s'en dessaisit en faveur du roi; elle compte 146 pièces reliées en un volume au nom de notre artiste. Une seconde partie, aussi importante, forme, dans un portefeuille spécial, ce qu'on appelle « le Supplément non relié. » Enfin, les autres estampes sont éparses çà et là aux œuvres des peintres, aux collections diverses de la vie du Christ, des saintes familles, des saints, des saintes, des portraits, etc.

Grâce à ces nombreux documents, nous suivons pas à pas la vie de notre Troyen. Par une mesure d'ordre qui n'était peut-être pas exempte de quelque vanité, Thomassin n'a jamais manqué de mettre son nom sur ce qui est sorti de sa main : quand lui-même est le graveur, il écrit franchement Thomassinus fecit ou bien sculpsit et parfois scalpsit. N'est-il qu'éditeur du travail d'autrui, il écrit seulement excudit, expression qu'on traduisait à Paris par « a mis en lumière. » Le mot invenit qu'on lit fréquemment s'applique à celui qui a trouvé la composition et à qui le sujet appartient. Lorsque la planche de cuivre avait été achetée, l'acquéreur le notait en mettant à côté de son nom le terme abrégé quesita. Nous rencontrerons quelquefois cette mention.

Thomassin a en outre daté la plus grande partie de ses

productions. Sa signature se modifiant à certaines époques, il est possible à ce caractère de le suivre encore en l'absence de date. Enfin, par les dédicaces, les lettres même qu'il place au bas de ses estampes, il nous initie à un grand nombre de ses pensées et de ses préoccupations. Sa filiation artistique est, avant tout, ce que par son œuvre il nous fait connaître.

On sait comment l'orfèvre florentin Maso Finiguerra voulant, avant de le nieller, se rendre compte du dessin qu'il avait gravé sur une « paix » d'église et qui représentait le couronnement de la Vierge, appliqua sur son œuvre une feuille de papier humide. Grâce aux scories demeurées dans les tailles, il obtint cette première estampe si précieuse, conservée à la Bibliothèque nationale. C'était en 1460. On sait aussi comment cette voie nouvelle ouverte aux arts, il s'établit deux écoles, l'une à Anvers, qu'illustra le talent d'Albert Durer, l'autre en Italie, dont Marc-Antoine Raimondi, d'abord ceinturier à Bologne, puis ami de Raphaël et interprète de ses œuvres, fut la plus grande figure.

Si, par la composition et le dessin, l'Ecole italienne s'était trouvée sans contestation au premier rang, elle avait dû reconnaître que l'Ecole flamande, sa rivale, l'emportait par une taille brillante, fine, variée, sans monotonie comme sans sécheresse. Avec Marc-Antoine et ses élèves disparut toute espèce d'art; il ne resta plus qu'une série de procédés plus ou moins défectueux, une sorte de mécanisme sans progrès et qui attendait pour reprendre son mouvement une forte impulsion des Pays-Bas.

Corneille Cort, venu d'Anvers à Rome en 1565, créa un genre nouveau qui eut des deux écoles les qualités sans en avoir les défauts: sous son burin, les figures vivent et s'animent; grâce à une manière particulière de croiser les tailles, les objets prennent du ton et de la couleur. A Venise, il avait reçu l'acereil le plus flatteur du Titien, et à

« PreviousContinue »