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>> (pour femme) Nicole, fille de Nicolas Aubry de Sainct>> Jehan. » En concluant le mariage, il avait été convenu que la jeune femme ne serait pas trop éloignée de sa famille : aussi le nouveau ménage vint-il s'installer sans doute rue du Temple, assez près de « l'hostellerie du Doffin, » dans la maison du marchand Chauveau « drappier drappant. L'union assurément n'était pas des plus brillantes. Le beaupère, qui était « cousturier de son mestier, » avait une nombreuse famille et n'avait pas dû donner grosse dot, si dot il

y

avait eu. D'ailleurs, Jehan Thomassin aurait été mal venu de rien exiger simple « sceinturier » qu'il était. Mais les deux époux avaient du courage et ils travaillaient. Outre cela, ils s'aimaient.

D'année en année, les enfants se suivent avec la régularité de la moisson qui mûrit, et comme les fruits, ils viennent en août. Y avait-il véritablement plus de vie de famille en ces temps? Se donnait-on moins au dehors? Se consacrait-on davantage aux siens? Il est permis d'en douter, au moins pour ce qui concerne cette partie de la population à laquelle appartenaient les Thomassin. En 1556, par lettres patentes, Henri II fermait les cabarets de Troyes « où par le moyen de » la fréquentation d'iceulx cabarets sont advenus délits et >> inconvéniens infinis; » et le motif en était que «< en la» dicte ville de Troyes y a plus de pauvres gens artisans » qu'en ville du royaume, lesquels, après avoir consommé » et bu esdictes tavernes ce qu'ils ont gagné en une sepmaine, sont contraincts de faire banqueroute à leurs >> créanciers les uns, les autres délaissent leurs femmes et >> leurs enfants mourans de faim. »>

La vérité est que la situation économique se prêtait à l'accroissement de la famille. Pour tout homme de métier, l'argent étant rare et les ouvriers fort coûteux, d'autre part les enfants devenant forcément les collaborateurs gratuits de leur père dans ses travaux, la tendance était de se donner

beaucoup de ces derniers auxiliaires. On avait besoin de bras on en créait.

Une regrettable lacune de dix années dans les registres de l'église Saint-Jean ne nous permet pas de connaître exactement combien d'aînés précédaient notre artiste. Le dixième de ceux que nous avons pu compter était venu au monde le 25 mars 1561. Dix mois et trois jours plus tard, c'était un mardi, on priait messire Nicole Tartrier, curé de SainctJehan, official de l'évêque, de vouloir bien faire procéder au baptême d'un nouvel enfant. Un vicaire, François Pérard (que pour sa belle voix l'on surnommait le Rossignol) s'acquittait de ce devoir, et après la cérémonie, il s'empressait d'inscrire sur le registre de l'année (mil) v° lxj (1561), janvier xxviije jour :

« Dudict jour — Phillippe, filz de Jehan Thomassin et » Nicole sa fime; p.(arrains) Phillippe Ravault et Jehan >> Imbert m.(arraine) Judic Bouillerot. »>

Le vicaire se disait en 1561, et il était dans son droit strict puisque depuis 1245, date du départ de Saint-Louis pour la Croisade, l'année finissait avec la semaine sainte. Charles IX n'avait pas encore rendu l'ordonnance qui, parue deux ans plus tard en 1564, ramenait au 1° janvier le commencement légal de l'année nouvelle. Pour nous, qui comptons d'après ce nouveau style, la véritable date du baptême de l'enfant doit être le 28 janvier 1562.

Le Saint Ministère avait été prêté à titre gratuit, ainsi le voulait la transaction intervenue au siècle précédent, entre le curé de Saint-Jean et ses paroissiens, à la suite de grosses difficultés; et par laquelle il avait été établi que rien ne serait offert à l'église sinon de volonté pure et libérale. Jehan Imbert et Philippe Ravault se montrèrent-ils généreux? C'est probable, du moins pour ce dernier. Jusque-là, en effet, dans le choix des deux parrains indispensables pour le baptême d'un garçon ou des deux marraines nécessaires pour une

fille, Jehan Thomassin avait eu recours à des parents, à des voisins, tous ouvriers ou petites gens comme lui; cette fois, il s'était adressé à un homme d'une assez grande fortune, gendre du propriétaire de la maison qu'il occupait, Ravault, dont la fille Louise, alliée aux Pithou par son mariage avec Jehan Bazin, procureur du roi, devait obtenir, par ses libéralités, d'être enterrée devant l'autel Saint-Claude en l'église de la Madeleine. Ravault s'était volontiers rendu au désir de l'honnête artisan, et sur les fonts baptismaux, il avait donné au nouveau-né le prénom de Philippe qu'il portait lui-même, dénomination aristocratique à cette époque, fort peu usitée, on le voit à l'orthographe fantaisiste du vicaire, et somme toute d'assez bon augure. C'est à cela, du reste, que paraissent s'être bornés les rapports entre le parrain et le filleul.

Jehan Thomassin avait désormais un hôte de plus à l'existence duquel il lui fallait pourvoir. C'était une nouvelle charge à ajouter à celles déjà nombreuses qui pesaient sur le pauvre ménage, sans compter celles qui devaient encore survenir. Songez que le budget annuel ne s'élevait pas à plus de 170 à 180 livres de recettes, produit net de la vente de près de 2,000 ceintures à 2 et 3 sols pièce en moyenne. Avec cette faible somme, diminuée déjà de 15 livres par le loyer, il fallait payer le pain, 25 écus au moins à 18 deniers les trois livres les bonnes années, valeur qui tripla l'hiver de 1573; les autres subsistances absorbaient une vingtaine d'écus. Le reliquat, de 20 à 30 livres, devait couvrir les dépenses de chauffage, d'éclairage, de vêtements, de maladie, d'impôts. Avec le plus grand ordre on pouvait vivre, mais c'était tout. Il est vrai que, pour augmenter ses ressources, Thomassin, le père, avait au plus tôt mis ses enfants au travail, et déjà << Jehan laisné »> âgé de plus de vingt ans, lui rendait d'utiles services.

De plus, les événements si malheureux pour tous dont Troyes allait être le théâtre ne pouvaient qu'être favorables

à notre artisan. Dans les grandes villes comme Paris, les ceinturiers et les ceinturonniers n'étaient pas confondus : ils appartenaient à deux métiers bien distincts ayant leurs règlements, leurs droits, leurs priviléges respectifs; mais à Troyes, ville de 6,000 hommes pouvant porter les armes, ils ne paraissent pas avoir été ainsi cantonnés. Il en résultait que le même ouvrier faisait, suivant les besoins, la ceinture pour l'habit civil, le ceinturon pour le costume militaire. Or, chacun s'armait dans l'ancienne capitale de la Champagne; la ville se partageait en deux camps; la guerre civile éclatait.

Si des ambitieux ont mis en avant la religion pour dissimuler sous ce prétexte les vrais motifs qui les dirigeaient et pour arriver ainsi plus audacieusement à leur but, c'est ce que nous n'avons pas à examiner: mais telle est l'histoire de toutes les époques.

Charles IX était enfant; la politique d'équilibre de la reine-mère se traduisait en embarras, en hésitations, en incertitudes. Sous la régence de Catherine de Médicis, le parti catholique des Guise, le parti hérétique des Bourbon avaient pu se constituer fortement. A Troyes, ceux de la religion réformée n'avaient pas été les derniers à profiter de cette liberté. En relations journalières avec Genève où dominait Calvin, avec Paris, avec Poissy où se tenait le colloque ; conduits par des hommes graves comme les Pithou, les de Mesgrigny, ils avaient avec succès étendu leur propagande dans la ville, dans les campagnes, jusqu'à Wassy et Vitry où ils avaient fondé des églises. Ils avaient quatre ministres largement rémunérés, tenaient des conférences publiques dans un prêche ouvert rue du Bois, et parmi leurs membres comptaient des artisans aussi bien que « gens ayant hostel »> médecins, officiers de robe courte et de robe longue, prêtres même, et jusqu'à l'évêque Carraciol qui se vengeait de s'être vu refuser, à Rome, le chapeau de cardinal. A la cène qui eut lieu le 17 mai 1562, jour de la Pentecôte, de 8 à

9,000 personnes «< communiquèrent » et la communion dura deux jours.

Les catholiques, et à leur tête le bailly, Anne de Vauldrey, le maire Denys Charrois (qui se faisait appeler Denys de Clérey, du lieu d'où il sortait), les échevins et tous ceux dont la réforme menaçait la situation ne pouvaient assister à de tels progrès sans être fortement émus. Aussi, à peine ont-ils appris que, le 1er mars 1562, devant le duc de Guise, à Wassy, ceux de l'Eglise prétendue réformée ont été sans distinction d'âge ou de sexe frappés et massacrés, qu'aussitôt ils s'enhardissent et songent à imiter cette conduite violente. Le mardi de Pâques, 31 mars 1562, ils ajournent l'assemblée générale annuelle pour l'élection des échevins jusqu'à l'arrivée d'un agent du duc de Guise, le sieur d'Esclavolles; ils se servent de cet émissaire pour faire, au nom du roi, exclure les candidats suspects d'hérésie et pour imposer leurs amis; à cet intrus ils remettent les clefs, les munitions, l'artillerie, en un mot tout pouvoir sur la ville au mépris de l'autorité du duc de Nevers, François II de Clèves, lieutenant-général et gouverneur du pays de Champagne et de Brie; ils interdisent au crieur public d'appeler leurs adversaires aux divers services du guet, des patrouilles, de la garde des portes.

A ces procédés hostiles, les calvinistes répondent en s'emparant des postes et des portes de la ville, le dimanche 12 avril; et le jeudi suivant, ils tentent inutilement l'assaut du cloître Saint-Etienne où d'Esclavolles et les chanoines, ses hôtes, sont barricadés. Le duc de Nevers, à ces nouvelles, accourt dans son gouvernement, fait déposer les armes et, quittant soudain le parti de Condé pour celui des Guise, il abandonne les réformés qu'il avait jusque-là favorisés.

Il avait été téméraire à ceux de la religion nouvelle, à 3 ou 4,000 qu'ils étaient dans l'intérieur des murs, de vouloir commander à une population de plus de 20,000 âmes;

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