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LE PEINTRE DE
DE LYEN

AU

MUSÉE DE TROYES

PAR

M. LE BRUN-DALBANNE

MEMBRE RESIDANT

L'histoire des Beaux-Arts en France est encore à écrire. Elle ne pourra être utilement entreprise que lorsque toutes les biographies des artistes français auront été faites d'après des documents incontestables et que la reconnaissance de leurs œuvres sera devenue certaine, par les signatures, la gravure contemporaine, les rapprochements ou la notoriété résultant de traditions ininterrompues. En attendant, le champ des investigations reste ouvert et les attributions se promènent d'une œuvre à une autre, enrichissant celuici, appauvrissant celui-là, trop heureux encore l'artiste quand la fantaisie ou la spéculation lui laissent une partie de ses travaux et ne vont pas jusqu'à supprimer entièrement sa personnalité et son nom, pour ajouter à la fortune des privilégiés de la faveur publique. C'est donc un singulier et presque un âpre plaisir, pour ceux que passionne la sincérité des attributions, de rendre à chacun

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ce qui lui appartient, et après s'être attaché à un tableau, de lui restituer le nom de son auteur. Nous nous sommes depuis longtemps imposé cette tâche en l'honneur du Musée confié à nos soins, et les encouragements que nous avons reçus nous engagent à continuer jusqu'à ce que nous en ayions banni toute incertitude.

Le livret du Musée de Troyes a inscrit sous le numéro 73 (1), en l'attribuant à Nattier, le portrait d'un magistrat qui se tient debout dans son cabinet, devant un riche bureau, relevant légèrement de la main droite sa robe de soie noire, la main gauche appuyée sur un in-folio orné de ses armes.

On pouvait peut-être se demander, en face de ce portrait, comment il se faisait que Nattier, cet élève des graces, ce peintre de la beauté, comme on l'appelait de son temps, eût quitté son essaim de jolies femmes pour peindre un personnage qui tranchait si fort avec ses habituels et souriants modèles. Où trouver là le plus petit coin pour du bleu de ciel, du lilas, du rose tendre? Et les colombes, les chars légers, les nuages et les amours de l'Olympe du XVIII° siècle, où les placer? Tout au contraire, un magistrat sévère, des in-folios à faire pâlir les plus intrépides, des couleurs sombres en harmonie avec les pensées sérieuses qui hantent une tête couronnée d'une perruque à huit étages, poudrée à frimas.

Et d'abord, quel est ce magistrat? Il paraît que c'est Nicolas-René Berryer, qui, après avoir été successivement conseiller, puis maître des requêtes au Parlement, avait fini par épouser la fille d'un gros traitant, à demi fermier général. Mo Fribois, c'était son nom, avait apporté à Berryer, indépendamment d'une grande fortune, de la beauté, beaucoup d'esprit, et ce qui était sans prix pour un

(1) Notices sur les collect. du Musée de Troyes, p. 35.

ambitieux, infiniment d'intrigue et de savoir-faire. Elle s'était d'abord contentée d'être intendante du Poitou. Mais bientôt, lasse de vivre reléguée loin de Paris et de ses plaisirs, de la cour et de ses hommages, ses beaux yeux avaient si bien plaidé le retour de son mari, qu'il était passé d'emblée de son intendance à la lieutenance générale de la police de Paris.

Etait-ce la marquise de Pompadour qui l'avait conseillé, ou son seul génie avait il fait découvrir à Berryer les moyens de se rendre agréable? Nous ne saurions guère le dire à la distance où nous sommes d'une époque et d'évènements sur lesquels les alcôves eurent souvent plus d'influence que les hommes d'Etat et les Conseils de ministres (1). Toujours est-il que Berryer, après avoir conservé l'organisation de la police due à La Reynie et à d'Argenson, s'appliqua comme unique perfectionnement à encourager la délation et l'espionnage. Les moindres mots furent interprétés, les billets les plus inoffensifs tournèrent en disgrâces; quant aux chansons et aux libelles contre la favorite, ils se transformèrent en crimes de lèse-majesté et devinrent, pour leurs auteurs, des titres à la Bastille. Mm de Pompadour se montra satisfaite, et la faveur de Berryer grandit plus encore par les choses qu'il sut lui cacher sur elle-même que par celles qu'il lui confia sur tout le monde. Toutefois, une mesure de police qui avait eu pour but de seconder les vues du gouvernement dans l'intérêt du peuplement des colonies, ayant amené un blâme du Parlement, le Roi se vit obligé, malgré MTM de Pompadour, de sacrifier Berryer. Mais elle ne l'abandonna pas et le fit, à quelque temps de là, nommer conseiller d'Etat, puis ordinaire au Conseil des dépêches où

(1) Celui qui est à la Cour, à Paris, qui voit agir des ministres, des magistrats, s'il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n'en connait point les ressorts. Montesquieu, Lettres persanes, CVII.

il lui semblait indispensable d'avoir un homme à elle pour être instruite de ce qui s'y passait de plus secret. Enfin, la marquise lui fit confier le portefeuille de la marine en 1758. C'était un marin qu'il aurait fallu, et Berryer n'était qu'un courtisan. Aussi ne fut-il pas capable de relever la marine de l'état d'abandon dans lequel elle languissait depuis longtemps. En échange, on lui donna les sceaux; ceci se passait en 1761; il mourut un an après, n'ayant que trop justifié cet éloge plus vrai que flatteur, c'est que dans ses différents emplois, il avait mieux fait les affaires de Mme de Pompadour que celles de la France.

Si nous avons cru devoir esquisser la vie de Berryer, c'est afin de montrer qu'un pareil personnage n'avait pas dû s'adresser au premier venu pour conserver ses traits à la postérité. Il est vrai qu'en 1750, époque à laquelle nous ver ons que Berryer avait fait peindre son portrait, les grands portraitistes avaient tous disparu. Jouvenet était mort en 1717, Hyacinthe Rigaud en 1743, Largillière en 1746; Robert Tournières était âgé de 74 ans et ne tenait plus le pinceau; Nattier et Drouais, en leur qualité de peintres des grâces, n'acceptaient pas de portraits d'hommes; Chardin se complaisait à des scènes bourgeoises, et Quentin de La Tour ne faisait que des pastels.

Berryer s'adressa donc à un élève de Largillière, et même au plus habile de ses élèves, bien que par suite de circonstances inexplicables, ou de cette fatalité qui s'attache à certains noms, il soit aujourd'hui le moins connu d'entre eux. Ce ne fut pourtant ni Meusnier, qui a laissé de si belles copies; ni Jans, auquel les familles s'adressaient habituellement pour multiplier les portraits de Largillière; ni Jacques Van Schuppen, ce flamand naturalisé Français; ni même Millot, cet autre flamand dont la famille Angenoust de Romaine possède de si brillants portraits. Ce fut de Lyen qui eut sa préférence, et nous ne connaîtrions peut-être plus son nom, ni ses œuvres, s'il n'avait été membre de l'Académie

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