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agir. C'était un danger de plus, car cette force retrouvée au besoin et tout à coup lui faisait oublier le péril latent.

En octobre 1868, malgré tous les avertissements internes, il commence sa dernière série de lectures, et il y va de grand cœur toujours. Mais bientôt ses médecins, sir Henry Thompson et M. Carr Beard, sont obligés de l'arrêter à la veille du départ pour Edimbourg. Deux ou trois jours de repos lui rendent quelque force, et il part pour l'Ecosse. A Edimbourg, il consulte la grande autorité médicale, M. Syme, qui déclare que la douleur du pied est purement locale, et s'indigne contre sir Henry qui a parlé de la goutte. Que ne puis-je mettre cette scène sous vos yeux et vous faire entendre le dialogue échangé. Mais ce dialogue qui a toute sa valeur, relevé par le dialecte écossais que parle le grand médecin, perdrait toute sa physionomie, traduit en français; car, de l'imiter en patoisant, il n'y faut pas songer, ce serait de la rusticité inacceptable: cela aurait un air de caricature.

Il lit à Edimbourg, à Preston, un peu partout. Il est brisé, mais il va toujours « blessé, mais vivant, » suivant une devise que j'ai lue bien des fois sur des lettres amies. A Chester, il se sent si fort atteint, que M. Beard, sur les symptômes qu'il lui a mandés, accourt, arrête le cours des lectures, et ramène d'autorité son patient à Londres.

M. Carr Beard, à Londres, appelle en consultation sir Thomas Watson, et cette fois les deux autorités scientifiques prenant en considération les étourdissements qui fatiguent le malade, la tendance qu'il éprouve à se porter en arrière et à tourner sur lui-même, les mouvements involontaires qu'il fait, la difficulté qu'il remarque et qu'il a, en effet, de diriger sa main vers le point précis où est un objet sur une table, et surtout d'élever ses bras vers sa tête, le cœur battant un peu trop fort, les mots qui échappent parfois à sa mémoire ou se présentent mal à propos et dans un sens qui pas le leur, les deux médecins, cette fois, n'hésitent

n'est

pas à prononcer le mot de paralysie menaçante, et même d'apoplexie. Ils durent interdire formellement les lectures qui avaient déjà fait tant de mal et qui faisaient présager un dénoûment fatal.

C'était vers le 23 avril 1869. Sir Thomas, en écrivant ces détails à M. Forster, ne se rappelait pas exactement la date.

En octobre, Dickens, sur qui pesaient comme un chagrin, presque comme un remords, les engagements qu'il n'avait pu remplir, s'adresse à sir Thomas Watson, lui demandant de lever l'interdiction qu'il a prononcée six mois auparavant; et sir Thomas, quoique à regret, autorise une douzaine de lectures, en recommandant de grandes précautions, en interdisant sur toutes choses les voyages en chemin de fer. Il ajoute cette sage parole, que les médecins disent quelquefois, mais que les malades ne méditent pas assez : « Il se peut, dit le savant à Dickens, que vous nous ayez crus trop absolus quand, au mois d'avril, nous vous avons prescrit le repos du corps et celui de l'esprit; écoutez cette remarque qui se rencontre quelque part, dans un des voyages du capitaine Cook. Les mesures préventives sont toujours mal venues, car lorsqu'elles ont plein succès, on croit toujours qu'elles n'étaient pas nécessaires. >>

Ces lectures d'ailleurs durent être différées jusqu'aux premiers mois de 1870. Dans l'intervalle, Dickens, dans sa belle maison de Gadshill, jouit de la société de ses amis, il reçoit le poète Longfellow, il écrit son roman d'Edwin Drood, un livre qui devait rester inachevé. Il lit à ses amis des chapitres de ce dernier roman, où il reste lui-même et met la marque de son génie.

Cependant il souffrait toujours du pied gauche, de la main gauche; le toucher et la marche demeuraient incertains; à ces symptômes enfin s'était jointe une antipathie insurmontable pour tout voyage en chemin de fer les effets nerveux de l'accident de 1865 avaient été toujours en se développant.

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Quoi qu'il en fût, le mois de janvier arrivé (1870), il résolut de dégager sa parole en donnant les douze lectures promises.

Elles eurent lieu en effet dans Saint-James' Hall. Mémorables soirées, fatales soirées, où devant un auditoire aussi nombreux que sympathique, le lecteur dut faire des efforts considérables de voix, d'intelligence et de passion.

Le sens du danger encouru, sans se manifester autrement, se révéla pourtant par la présence jugée nécessaire de M. Beard, le médecin ami, qui a constaté en quelque sorte, minute par minute, les effets physiologiques de cet effort violent. On a les notes de M. Beard à ce sujet, et c'est ici que la question médicale se dégage avec une clarté redoutable. Vous savez tous que le pouls à l'état normal, chez l'adulte, donne 60 à 70 pulsations par minute. Les émotions, les efforts, la tension physique, sans parler de la maladie, le modifient dans des proportions plus ou moins sensibles. Le pouls ordinaire, chez Dickens, donnait 72 pulsations; dès la première soirée (Copperfield) il était à 96; après la seconde (le Docteur Marigold) il montait à 99; le vendredi 21 janvier (Sikes et Nancy) il monta de 80 à 112, et le 1 février (seconde lecture de ce même épisode d'Olivier Twist) ce pouls fébrile alla jusqu'à 118, puis, dans d'autres lectures de ces mêmes scènes, à 120 et 124. Durant les six dernières lectures, le pouls du lecteur entrant dans la salle passait plus d'une fois cent pulsations, jamais inférieur à 84; et ce qui montre jusqu'à l'évidence l'état de fièvre et de malaise toujours croissant, le dernier soir, quand il entra dans la salle, son pouls, qui était à 108 tout d'abord, n'avait que deux pulsations de plus après la lecture (Christmas Carol, suivi du Procès de Pickwick).

Pour vous donner quelque idée de l'état fiévreux et nerveux où devait se trouver le grand lecteur en ces soirées triomphantes et meurtrières, je ferai un rapprochement. Vous avez tous entendu parler du capitaine Boyton, ce cou

rageux Américain qui a fait, dans la mer ou dans les fleuves, plusieurs traversées périlleuses, ou tout au moins pénibles, pour expérimenter un appareil destiné à sauver les naufragés des dangers de la submersion. Le 1° juin dernier, le capitaine Boyton se mettait à la mer au cap Gris-Nez en Bretagne, et revêtu de son appareil, traversait la Manche jusqu'à Folkstone, qui fait partie de la côte du Kent, très-agitée, trèsdangereuse. Après cette traversée de France en Angleterre, par une mer de tourmente et sous l'orage, après être resté dans les flots ou sous les flots depuis quatre heures et demie de l'après-midi jusqu'à deux heures trente-huit minutes du matin, heure où il abordait à Folkstone, aux acclamations de dix mille personnes, son pouls donnait 71 pulsations. Soixante-et-onze pulsations après un effort physique considérable et prolongé, et sans doute accompagné de quelque émotion morale, ne fût-ce que celle que peut faire naître l'attente du succès ou de l'insuccès quand la foule vous suit des yeux. Jugez, par comparaison, de l'état fébrile où devait être arrivé le romancier passant en quelques minutes de 71, puis bientôt de 84 pulsations à 124!

Telles furent les observations du médecin attentif, assidu près du lecteur. Hélas! sur cette plate-forme de la salle Saint-James, à côté de l'homme de science était assis un autre spectateur, un assistant sévère, invisible à la foule, mais que le médecin dut apercevoir souvent, que Dickens lui-même dut entrevoir par instants: pendant que M. Beard comptait les secondes, il comptait les heures, lui, ce surveillant redoutable: c'est la mort que je veux dire. - On remarqua que, durant ces douze lectures finales, il y avait dans le son de voix et dans toute la manière d'être du grand romancier comme une calme tristesse d'adieu.

Quand il quitta cette salle, trois mois seulement le séparaient de sa fin, et pas un jour de ces trois mois ne se passa sans qu'on remarquât quelque effet de l'excitation désastreuse révélée par les notes de M. Beard.

Le 30 mai, Dickens était rentré dans la paix de son Gadshill, voulant donner tous ses instants à son roman d'Edwin Drood, et le 9 juin, M. Forster, son ami, qui allait être son biographe, recevait un télégramme annonçant la mort du grand romancier. La veille, le 8 juin au soir, en se mettant à table, il avait été frappé, il était tombé sans voix et sans mouvement dans les bras de sa belle-sœur, la dévouée miss Hogarth (depuis 1857 sa femme n'était plus près de lui, une séparation étant intervenue). Au bout de quelques heures, il était mort. Cette plume éloquente était brisée, cette voix puissante était éteinte.

Messieurs, le pouls des hommes de lettres de notre temps, poètes et romanciers, bat trop fort et trop fréquemment. Ainsi ne battait pas le pouls de Racine à Phedre et à Andromaque, le pouls de Corneille à Cinna, de Molière au Misanthrope. Le pouls de Voltaire à Irène bat trop fort, mais le triomphateur à 84 ans n'a plus à ménager le trésor de ses jours épuisés par tant de travaux. Il ne bat pas trop fort le pouls de Milton composant le Paradis perdu. Et le calme Shakspeare, qui jette à la foule presque comme des choses indifférentes, ses Hamlet, ses Roméo, ses Macbeth et ses Jules César, et qui, retiré à Stratford-sur-Avon, ne recueille pas même ses immortels drames! Et Pope à Twickenham, et Scott à Abbotsford. Leur pouls est tranquille. A notre temps, si avide d'excitants, il était réservé de créer ces vies diversement fougueuses de Balzac en France, de Dickens en Angleterre, de faire de la fièvre un élément de succès, du sang surchauffé une condition du triomphe, d'introduire l'hypertrophie du cœur, la paralysie prématurée, le ramollissement du cerveau, les souffrances nerveuses, intenses, dans le cabinet des hommes de lettres.

Vous le voyez, Messieurs, victimes, toujours victimes. Johnson va vendre, moyennant vingt livres, le Ministre de Wakefield pour tirer de prison l'auteur du délicieux chefd'œuvre ; Dickens meurt laissant deux millions de fortune,

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