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ment de ses difficultés et de ses épreuves, donna à son talent sa direction décisive; nous devons observer, à propos de ce qui suivit, que des très-pauvres et malheureux, dont les souffrances et les luttes, et les vertus aussi bien que les vices qui résultent de leur misère, ont servi à faire ses plus éclatants succès, de ces pauvres, ses épreuves d'enfant l'avaient fait l'un d'eux. Ce n'étaient pas ses clients, ceux dont il plaidait la cause avec tant de pathétique et d'humour, ceux en faveur desquels il obtint le rire et les larmes de tout le monde, ils étaient en quelque sorte lui-même. Et il ne faut pas compter comme une faible part de cet évident avantage qu'il ait acquis son expérience à cet égard dans son enfance et avant d'être homme; que de ces épreuves il ait cueilli seulement la meilleure partie, la fleur et le fruit, et que de la partie la plus mauvaise, de la terre où la semence avait germé, rien ne se soit attaché à lui comme souillure. >> Tel que nous l'avons vu, si bien doué au physique la force chez lui répondait aux agréments de la figure Dickens n'avait pas reçu un moindre partage au moral : si bien doué du côté de la pénétration qu'il a pu assurer à son biographe et ami, M. John Forster (Life, t. I, p. 42), que jamais il n'a eu lieu de revenir plus tard sur les impressions qu'il avait dû recevoir et se former dès les premières années de son adolescence (boyhood), sur n'importe quelle per

sonne.

-

car

Les neuf premiers essais de sa plume paraissent dans le Monthly Magazine et ne lui rapportent pour tout paiement que l'honneur de s'être vu imprimer dans un journal. Bientôt les Esquisses de Boz (Sketches by Boz) insérées dans l'Evening Chronicle ont meilleure fortune et sont assez bien payées. Dès lors il est lancé; plus n'est question du métier de reporter.

Dickens est son maître- sauf le bon plaisir des éditeurs - mais il est à lui-même, comme romancier, un maître guère moins exigeant que jadis les directeurs de journaux

ne l'étaient pour le sténographe. Aux Esquisses succèdent bientôt les Pickwick Papers: le romancier ne s'arrêtera plus dans cette carrière vertigineuse qu'il lui faut dès lors parcourir jusqu'au bout, jusqu'à ce terme où un jour du printemps de 1870, il tombera pour ne plus se relever.

Le public, ce terrible public qui ne connaît pas de mesure dans l'admiration comme dans le dédain, qui ne vous regarde pas ou qui abuse de vous, lui arrache des mains les feuilles humides encore, les parties à peine achevées de ces admirables romans qui vont se pousser les uns les autres, Oliver Twist, Nicholas Nickleby, Barnaby Rudge, l'Horloge de Maître Humphrey, Vie et Aventures de Martin Chuzzelewit, Dombey et Fils, et ces autres récits plus courts qui revenaient chaque année à l'époque de Noël, pour faire le bonheur de tous les foyers de l'Angleterre : Les Carillons; Christmas Carol; Le Grillon du Foyer; La Bataille de la Vie; L'Homme hanté et le Marché de l'Ombre; et enfin, comme pour marquer le point culminant, le grand roman autobiographique: David Copperfield.

Arrêtons-nous un moment à ces jours heureux qui ne dureront guère. Dickens a loué un cottage à Twickenham, le Twickenham de Pope (saluons en passant ce nom d'un merveilleux poète que notre siècle se donne les airs de dédaigner, je ne sais trop pourquoi vraiment!). Là, en compagnie de quelques amis choisis et dignes de lui, le juge Talfourd, biographe de Charles Lamb; Thackeray, l'auteur du Vanity Fair; Douglas Jerrold, le spirituel satirique, rédacteur du Punch; Forster lui-même, biographe de Goldsmith et de Walter Savage-Landor avant de l'être de Dickens, le peintre Maclise, qui n'a l'air de rien voir et qui voit tout, qui, paresseux et insouciant en apparence, travaille et crée; ayant autour de lui encore, ensemble ou successivement, Edwin Landseer, le peintre Cattermole, le romancier Ainsworth, il passe, non sans douceur, les jours

irrévocables de la jeunesse. Comme personne, il jouit de cette existence heureuse dans l'amitié; et puis bientôt il reprend sa course, un jour créant ces redoutables personnages, les Chuzzlewit, les Pecksniff, un autre l'aimable mistress Peerybingle, Dot Peerybingle, l'héroïne du Cricket, et, dans le Magasin d'Antiquités, cette admirable figure de la petite Nell, dont la mort, on peut le dire, a fait pleurer toute l'Angleterre -heureux pays qui peut pleurer sur des créations imaginaires, cela le dispense de pleurer sur autre chose. Peut-être la connaissez-vous, Messieurs, cette si touchante créature, la petite Nell, et certes, vous ne l'aurez pas oubliée.

En 1849, Dickens, au comble de la gloire, se sentant maître des sympathies de l'Angleterre, de l'Amérique, et on peut bien le dire, du monde entier, se retourne vers ses jours enfants, ses jours adolescents, il revoit, avec une mélancolie indulgente et qui laisse place à la gaieté, cette époque qui dans toute vie, ce semble, devrait être le sourire, qui dans sa vie à lui n'a été que la souffrance, et sous des noms, dans des cadres fictifs, il retrace le tableau des épreuves qui lui ont été imposées. Dans cet admirable tableau, l'irritation n'a point trouvé de place; la paresse insouciante, l'amour du plaisir de Micawber (le père du romancier) sont touchés d'une plume pleine de mansuétude dans l'humour, et c'est cette indulgence même qui a donné à Charles Dickens le cœur de tous ses lecteurs. Comme le dit

M. John Forster, à propos d'un personnage du Magasin d'Antiquités, Dick Swiveller (Life, t. I, p. 260), » les cœurs qui se tiennent résolûment fermés et refusent de s'ouvrir aux victimes de la destinée en général, s'ouvrent d'eux-mêmes aux personnages qu'il a mis en scène ici. >>

C'est, après Copperfield, le succès, le triomphe, la consécration suprême du nom de Dickens, qu'on peut placer le commencement de la question médicale que j'ai indiquée : l'influence de la composition intellectuelle sur le tempéra

ment de l'écrivain; jusqu'à quel point le cerveau se prêtet-il aux efforts de la volonté de créer par l'intelligence? C'est alors qu'elle commence ou du moins qu'elle se complique, la redoutable question, car, à vrai dire, elle est née auparavant. Dickens n'est pas de ces écrivains impassibles qui s'asseoient à leur bureau et dressent le procès-verbal de leurs pensées et de leurs sentiments comme on dresse un procès-verbal d'inventaire; Dickens ne ressemble pas à l'heureux Richardson qui disposait à son gré, et sans s'émouvoir outre mesure, de la vie ou de la mort de Clarisse ou de Clémentine. Dickens est le personnage qu'il crée; il en éprouve toutes les émotions, et par un autre phénomène psychologique non moins étrange, il se dédouble, il voit son personnage comme un être séparé, il pleure sur lui s'il est malheureux. Ainsi ce n'est pas sans se sentir brisé qu'il a créé la petite Nell (Life, t. I, p. 261). Il écrit à M. Forster, en novembre 1840, alors qu'il est au fort de cette création immortelle : « Vous ne sauriez vous imaginer (j'écris et je parle sérieusement) combien je suis épuisé aujourd'hui de mon travail d'hier. Je me suis mis au lit dans un parfait abattement et n'en pouvant plus. Toute la nuit j'ai été poursuivi par l'enfant; et ce matin je ne me remets pas et demeure misérable. >>

Quelques jours plus tard encore, il écrivait à ce même ami (Life, t. I, p. 263): « Cette partie de l'histoire ne doit pas être menée au galop, je vous le dis. Je crois qu'elle viendra superbement (famously), mais je suis le plus misérable des misérables. Cela jette sur moi l'ombre la plus horrible, et c'est tout ce que je peux faire que d'aller. Je tremble d'approcher du lieu, bien plus que Kit, bien plus que M. Garland, bien plus que le Monsieur qui vit seul (single Gentleman). Je ne m'en remettrai de longtemps. Elle (toujours la petite Nell) me manquera comme à personne. Cela m'est si pénible que je ne puis véritablement exprimer mon chagrin. >>

Sa sensibilité même ne s'arrêtait pas ici ou là; elle allait à tous ceux qui souffrent. Parlant de ceux qui travaillent et qui peinent, il disait (Life, t. II, p. 99): « Je voudrais que nous fussions tous, comme autrefois, dans Eden; Je le voudrais pour ces pauvres créatures du travail et de la peine.

Ainsi composait le grand romancier, ainsi il donnait sa vie en proie à son génie - la vie, bien peu de chose quand à ce prix il est donné de conquérir l'immense succès qui, dans les deux mondes, d'un bord de l'Atlantique à l'autre, accueillit la petite figure immortalisée dans la pureté et dans la mort.

Ainsi, je le répète, Dickens épuisait, au profit de ce monde imaginaire, son sang et ses nerfs. Et si ce n'eût été que cela encore! Mais il donnait bientôt à la médecine et à la maladie de bien autres prises sur lui. Je ne fais pas une biographie de Dickens; je ne le suivrai donc point ici dans la composition successive de ses ouvrages, pas plus que je ne le suivrai dans ses excursions diverses en Amérique, en Italie, en Suisse et en France. Je veux m'attacher à mon sujet et me renfermer dans des bornes étroites. Je dirai donc ceci : On comprend qu'avec un tel système de composition, imposé par le tempérament et réagissant à son tour sur le tempérament, l'existence se consume rapidement; mais le génie aussi s'use et s'écoule vite. De la petite Nell à David Copperfield, neuf ans se sont écoulés, et loin de faiblir, l'écrivain a pris de la vigueur, il a grandi. Il a atteint alors le point qu'il ne dépassera point, il a créé son chef-d'œuvre : Exegi monumentum. Dickens a dépassé le milieu de la vie qui lui est assignée; mais il n'a dépassé que de peu le tiers. de sa carrière de romancier : il faut aller dans cette route où le public vous attend, vous provoque de ses cris impatients. A partir de cette époque, de 1850 ou 1852, Dickens éprouve quelque fatigue, quoique insensible encore pour le public, plus avide que jamais de ses ouvrages. Il faut donc produire toujours, se renouveler incessamment. Les per

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