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UN PEU DE MÉDECINE

A PROPOS DE LITTÉRATURE

CHARLES DICKENS

ROMANCIER ET LECTEUR

PAR

M. CHARLES DES GUERROIS
MEMBRE RÉSIDANT

Le spectacle de la vie littéraire est le spectacle des agonies agonie humiliée de Goldsmith, agonie timide et passionnée de Cowper, agonie audacieuse de Chatterton, agonie dorée et fiévreuse de Charles Dickens. Spenser, le poète du Fairy Queen, meurt d'indigence; Otway, l'auteur de Venise sauvée, meurt de faim littéralement; Daniel de Foe est mis au pilori; Savage, fils d'une femme de la haute aristocratie anglaise, erre la nuit dans les rues de Londres où il n'a pas de foyer. Charles Dickens met du cirage en boîtes à six ans ; à dix-neuf, il est sténographe pour les journaux

je ne sais lequel des deux supplices a été le plus cruel ; Goldsmith pile des drogues dans un mortier chez un apothicaire qui ne lui donne pas de pain; Johnson va sur la place d'Oxford vendre les bouquins paternels; Burns, à qui l'aristocratie a souri un moment, jauge des tonneaux d'ale et des

gallons de whisky dans les cabarets écossais; Cowper se pend parce que ses amis lui ont procuré une place de secrétaire à la Chambre des Lords et qu'il faut aller lire en cette qualité de clerk les procès-verbaux en pleine séance de cette Assemblée imposante; Allan Cunningham, le charmant et sympathique biographe de plus tard, est maçon; Miss Burney se consume dans les antichambres de la trèsdésagréable reine Charlotte, dans les concerts de ce fou peu loyal, le roi George III, que nous a dépeint Horace Walpole; Chatterton se ronge dans une étude de procureur, et pour se distraire, fait des faux en poésie (les plus innocents de tous les faux); Gray étouffe sa vie dans les cloîtres solitaires de Cambridge; Shelley est chassé de l'Université et renié par son père, un des plus riches baronets de l'Angleterre ; en attendant que l'Adriatique l'engloutisse dans ses flots, il médite sur la pauvreté qui est réservée à ses enfants, petits-fils de l'opulent banquier de Londres; Byron est forcé de quitter l'Angleterre, dont il est la gloire la plus éclatante en face mème de Nelson, de Wellington et de Canning, ces autres gloires redoutables; Miss Brontë souffre la gène et les privations comme gouvernante l'admirable roman de Jane Eyre en porte l'impérissable témoignage.

Je pourrais le prolonger longtemps ce martyrologe des chers poètes, des illustres romanciers; à quoi bon? Encore n'ai-je rien dit d'une autre agonie, plus sombre et plus longue l'agonie la plus triste de toutes est celle des hommes, des inventeurs, des poètes surtout qui, ayant été toute leur vie à la peine, ne seront jamais à l'honneur, qui meurent sans même avoir l'espérance illusoire de la gloire chez les générations de la postérité; ils expirent sans la suprême consolation, sans avoir senti le serrement de main des hommes qui vivront dans un siècle, dans mille ans.

Laissons ceux-là, laissons-les, c'est leur destinée, laissonsles dans leur abandon et leur solitude; ne nous occupons que de ceux qui, par la lutte et le succès, ont dominé leurs

contemporains. Dickens est un des plus éclatants, le plus éclatant peut-être. Qui pourrait entrer en compétition avec lui? Ce n'est pas Macaulay l'historien, ce n'est pas Tennyson le poète-lauréat, ce n'est pas même Thackeray avec ses trois ou quatre romans, chefs-d'œuvre amers, mais empreints de quelque froideur. Pour aucun aussi la lutte ne fut ce qu'elle a été pour l'auteur de David Copperfield. Aucun n'a souffert comme lui, aucun n'a été frappé comme lui.

Dickens, au matin de sa vie, dans ces jours où, chez M. James Lamert, son cousin, l'industriel de Hungerford Stairs, il mettait, moyennant un salaire de six shillings par semaine, le cirage en boîtes, était un martyr forcé, forcé par le res angusta domi; plus tard il est devenu, il faut bien le dire, un martyr volontaire; depuis longtemps à l'abri du besoin, il s'est mis avec une ardeur terrible à la chasse de la guinée et du dollar, et il a fini par succomber à cette poursuite que je me permets, au nom du bon sens n'étant pas médecin, je ne peux pas parler au nom de la science d'appeler insensée.

Je ne suis pas médecin, ai-je dit. C'est qu'en effet, dans les conditions nouvelles et redoutables que lui a faites la société moderne, l'exercice de la profession littéraire est devenu, par les conséquences qu'elle entraîne, une question médicale aussi bien qu'une question intellectuelle, aussi bien qu'une question morale. Produire, produire toujours, infatigablement, est devenu la loi. Le critique, l'homine de la haute critique, se demande : Comment est-il possible à l'intelligence la mieux douée de se renouveler assez pour suffire à cette production incessante? Le moraliste, lui, s'effraie et dit: N'y a-t-il là rien à craindre pour l'état moral, pour les principes sainement vigoureux de l'écrivain qui a à compter tous les jours avec les foules exigeantes, capricieuses, sans scrupules, elles, pour leurs plaisirs d'esprit, et qu'il faut satisfaire à tout prix. Le médecin enfin doit s'interroger avec anxiété et se demander: Le cerveau, cet ins

trument puissant et délicat à la fois, y peut-il tenir, et n'est-il pas condamné fatalement à succomber dans cette lutte incessante, dans cette création forcée et violente? Ne devrait-il pas accuser le grand romancier Dickens d'une sorte de suicide?

Le médecin aurait raison de gronder; mais Dickens, si du fond de sa tombe prématurément ouverte il pouvait parler, aurait bien aussi peut-être quelque chose à dire pour sa défense. Peut-être le romancier, et plus tard le lecteur de Londres et de Boston, ne faisait-il qu'obéir forcément à la nécessité qui résultait pour lui de l'habitude contractée par lui au temps où il était reporter pour le Morning Chronicle, en ce temps où il lui fallait passer les nuits dans une chaise de poste à quatre chevaux, emportée à la vitesse alors surprenante de quinze milles à l'heure, écrivant pour l'imprimeur, à la lueur d'une obscure lanterne et sur la paume de sa main, quelque important discours qu'il avait entendu à la hate en quelque ville lointaine, et que le sténographe devait rendre avec une parfaite exactitude, sous peine d'être compromis irrévocablement — car il est bon de le dire — le reporter en ce temps était la plume sous laquelle revivaient les choses sérieuses (cela est sérieux un moment), il n'était pas le raconteur de petites nouvelles et de gros scandales.

Peut-être aussi (car je me rappelle où je parle et j'aime à mêler à mes récits des observations morales qui les rendent moins indignes d'être présentés à une compagnie savante), peut-être aussi Dickens, dans ces terribles années des lectures en Angleterre, en Ecosse et en Amérique, obéissait-il en sens inverse - à une loi d'hérédité. Jeune, il avait tant souffert et tant vu souffrir des habitudes négligentes de M. Micawber, car le Micawber de David Copperfield, c'est le propre père du romancier, l'insouciant John Dickens, commis de la marine (clerk in the Navy pay Office), il en avait tant souffert qu'il s'était tout d'abord rejeté à l'extré

mité opposée, adoptant la loi du travail forcé, du travail à mourir et le pli en était pris. A cette loi, Dickens obéit si bien qu'il succomba avant soixante ans si vous voulez le chiffre exact, c'est 58 ans et quelques mois né le 7 février 1812, il mourut le 9 juin 1870. Sa naissance comme sa mort a précédé les grands désastres où, par deux fois, la France, notre France qu'il aimait, a succombé.

Ne pouvait-il s'arrêter, le grand romancier, le vaillant lecteur; ne pouvait-il se réserver comme son grand compatriote, le premier des poètes, le plus sage parmi les écrivains, ne pouvait-il se réserver, à l'exemple de Shakespeare, quelques années entre les grands triomphes et la mort? Non, il ne le pouvait pas; c'est comme dans Bossuet: Marche, marche! L'abîme était devant lui, assez d'éclairs dans la nuit le lui avaient signalé: Marche, marche, il lui fallait s'y précipiter, y engloutir peut-être les œuvres qu'il avait à exé

cuter encore.

O tristesse, ô pitié, qu'on ait reçu de la nature ces dons admirables, cette figure charmante que nous fait aimer le portrait peint par Maclise (en 1839 - Dickens avait alors 27 ans), se peut-il qu'on ait reçu tout cela pour être un manœuvre pendant des années, avant la première ligne écrite, avant le premier essai inséré dans le Monthly Magazine, pour exercer tous les esclavages!

Sur les jeunes souffrances de Charles Dickens, M. Forster, un vrai écrivain, un vrai biographe (que j'en envie de tels pour nos grands écrivains!) fait une admirable remarque. Comme c'est une très-belle page, permettez-moi de la mettre sous vos yeux (Life, t. I, p. 90) :

«L'histoire de la misère d'enfance de Charles Dickens, a assez fait voir qu'il n'avait jamais, en la traversant, perdu son précieux don de vive gaieté animée, ou sa native capacité de jouissance dans l'humour ; j'ajoute qu'il y eut pour lui des gains réels à recueillir de ce qu'il dut supporter, gains riches et durables. J'ai déjà parlé de ce qui, au commence

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