Page images
PDF
EPUB

trouver dans son propre cœur si la demande ou la défense dont on est chargé est juste ou non.....

<«< Il ne faut pas se fier, dit Adrien Duport en terminant, au temps et au progrès des lumières, du soin d'opérer d'utiles et grandes améliorations dans la société. La crainte de perdre ce qu'on possède, sentiment inséparable de tout changement, engage à repousser jusqu'aux améliorations les plus évidentes; on fait consister le patriotisme à ne point changer ce qu'on appelle la constitution de ses pères. Voyez, dit-on, l'Angleterre, comme elle est stationnaire sur ses lois politiques et civiles! Elle n'ose pas encore réformer la représentation la plus inique et la procédure la plus monstrueuse; de bons citoyens même s'y opposent. Ces grandes et salutaires innovations dans les institutions humaines sont réservées aux momens de crise, où chacun, forcé de prendre part au maintien de la société, sent se réveiller dans son ame les principes de la morale; où l'on est ramené aux notions primitives de la justice et de la raison, parce que la routine et l'usage, ces motifs ordinaires de nos actions, nous abandonnent; où, enfin, le concours de toutes les volontés favorise l'établissement de tout ce qui est bon, de tout ce qui est utile, de tout ce qui est élevé et généreux.

«Un législateur habile ne manque jamais de

saisir ces précieuses occasions, qui ne reviennent qu'après des siècles, de régénérer les hommes, et de faire entrer, pour ainsi dire, leurs ames dans de nouveaux moules, qui les rendent meilleurs, plus justes et plus sociables. Si une profonde analyse du cœur humain, si l'usage habituel des hommes et des affaires, en décolorant à nos yeux le spectacle de la vie, nous en montrent un grand nombre faibles, injustes, envieux, jaloux; si c'est une erreur dans un homme d'état de ne pas les juger ainsi lorsqu'il les emploie, ce serait une erreur, plus grande et plus funeste encore, de douter que les institutions politiques ne puissent modifier utilement les hommes et leur rendre les mœurs et la vertu. »

Ayant ainsi exposé son plan, établi ses principes, et démontré la facilité de son exécution, Adrien Duport soumit à l'assemblée plusieurs articles qu'il regardait comme constitutionnels. Ce travail, fruit de douze années de méditations et d'expérience, obtint de nombreux applaudissemens qui semblaient indiquer qu'il serait pris pour base de la nouvelle organisation judiciaire; mais il fut bientôt suivi par d'autres projets qui, se conciliant davantage avec les intérêts particuliers qu'Adrien Duport n'avait pas craint de heurter, changèrent la direction des idées. Multipliant les systèmes, ces projets auraient

compliqué et obscurci la délibération, si, comme nous le dirons plus tard, l'assemblée ne s'était décidée à suivre un mode de discussion qui la rendit plus simple, plus facile et plus lumineuse. Dans une des séances du soir, une question qui n'était pas sans importance, et par elle-même, et par les intérêts privés qui s'y trouvaient rattachés, fut présentée à l'assemblée par les administrateurs de la compagnie des Indes, qui essayèrent de démontrer la nécessité d'un privilége exclusif pour soutenir la concurrence avec les compagnies étrangères; mais peut-être,

d'entrer dans les détails de cette discussion, convient-il de jeter un coup-d'œil sur l'état dans lequel se trouvait le commerce de l'Inde, et sur l'origine des compagnies privilégiées.

La première fut établie en 1602 par les étatsgénéraux de Hollande. Jaloux de la haute puissance qu'exerçaient dans l'Inde les Portugais, ils réunirent en une seule compagnie les diverses sociétés de commerce alors existantes, et lui accordèrent d'importans priviléges pour qu'elle pût contre-balancer avec avantage l'influence portugaise. L'heureux succès et les immenses résultats de cette conception commerciale inspirèrent aux Anglais l'idée de former un pareil établissement. La création d'une compagnie des Indes devint pour eux une source féconde de richesses et de prospérité, et, en

donnant une grande extension à leur marine, elle jeta les bases de leur domination sur toutes les mers.

De la Hollande et de l'Angleterre le goût pour les productions et les superfluités orientales était passé en France. On crut plus utile et plus honorable d'aller les chercher au milieu des périls que de les recevoir de ses voisins, et, malgré les désavantages que présentait pour l'industrie et les manufactures nationales le commerce des Grandes-Indes, Colbert, cédant au vou public, entreprit en 1664 de faciliter avec ces contrées les relations commerciales de la France. Comme alors il n'entrait dans l'esprit de personne qu'un commerce aussi éloigné pût être utilement fait par des particuliers, et qu'un privilége exclusif semblait au contraire le seul moyen d'en assurer le succès, la compagnie des Indes fut établie avec des priviléges plus importans encore que ceux dont jouissaient les compagnies anglaise et hollandaise. Je n'ai pas le projet de suivre cette compagnie dans le cours de ses prospérités comme dans sa mauvaise fortune; je dirai seulement qu'associée aux opérations de Law elle en partagea les désastres, et que la chute du système de cet ingénieux calculateur entraîna la suspension du privilége en 1769, et bientôt après la suppression de la compagnie. Le commerce des Indes resta libre jusqu'en 1785: à cette époque, un arrêt du

conseil créa une nouvelle compagnie avec un privilége exclusif. Cet arrêt, vivement attaqué par plusieurs économistes, ne fut pas moins habilement défendu par M. de Calonne. On produisit de part et d'autre des motifs et des considérations de l'ordre le plus élevé. La question était restée incertaine, et il faut convenir que, traitée déjà en Angleterre, dans le conseil, sans qu'on y eût trouvé de solution, elle présentait encore les plus graves difficultés.

Raynal avait essayé de résoudre le problème, en adoptant un moyen terme : combattant les opinions extrêmes, il avait soutenu que les raisons qui s'élevaient contre les priviléges ne prouvaient rien contre les compagnies, et que les circonstances qui pouvaient rendre une compagnie des Indes nécessaire ne donnaient pas le droit d'établir un privilége; qu'ainsi la nature des choses exigeait à la vérité une association puissante, une compagnie pour le commerce des Indes, mais que cette compagnie pouvait exister sans être privilégiée.

Qu'est-ce qui constitue la nature des choses en matière de commerce? ce sont les climats, les productions, la distance des lieux, la forme du gouvernement, le génie et les moeurs des peuples qui y sont soumis. Or, à l'époque où l'abbé Raynal écrivait, les sociétés lui semblaient indispensables pour le commerce de l'Inde, et il croyait

« PreviousContinue »