Page images
PDF
EPUB

avait eu trop d'occasions de bien connaître les sentimens qui animaient les parlemens, par l'opposition qu'ils avaient manifestée contre ses décrets, pour se tromper sur leur politique. L'idée de leur conservation devait d'autant moins, être accueillie par l'assemblée, que leur existence était incompatible avec l'institution purement judiciaire qu'elle avait l'intention de fonder. Aussi, lorsque Cazalès, après avoir fait leur apologie, demanda inconsidérément si l'ordre judiciaire devait être détruit ou seulement réformé, cette question fut résolue, après une courte discussion, d'une manière entièrement opposée à ses vues.

Le comité de constitution avait, comme je viens de le dire, présenté un plan d'organisation, dont Thouret avait pris soin de faire ressortir les avantages. Suppression des tribunaux d'exception et des corporations judiciaires, nouvelle organisation des cours supérieures, élection libre des magistrats par les justiciables, établissement de deux degrés de juridiction, d'une justice de paix par canton, et d'un tribunal par district: telles étaient les principales bases de ce nouveau plan; mais Adrien Duport, qui, placé à l'une des sommités de l'ancienne magistrature, avait été plus à portée d'en reconnaître les vices et d'en préparer la réforme, aperçut facilement les imperfections et les lacunes du projet du comité, et soumit à

son tour à l'assemblée un travail qui embrassait la question dans toutes ses parties.

Membre du parlement de Paris, Ad. Duport montra dès le début de son discours autant de convenance que de générosité. « Si la destruction des tribunaux, dit-il, était encore une question douteuse, j'aurais pu garder un silence dont on saurait apprécier les motifs; mais, lorsque la France attend une régénération complète, lorsqu'on la sollicite de toutes parts, lorsqu'il s'agit d'établir, d'après les principes d'une constitution libre, un ordre judiciaire nouveau, qui leur donne une nouvelle force et de nouveaux développemens, je crois de mon devoir de faire hommage à la nation d'une suite d'idées et de réflexions appuyées sur l'expérience, et conçues pour la plupart long-tems avant l'époque qui a réalisé les vœux et les espérances de tous les hommes éclairés et vertueux.

<< Dans une matière aussi importante, vous ne devez, vous ne sauriez, messieurs, vous décider légèrement et sans discussion. Il faut ici distinguer, avec soin, l'expérience, de la routine, les préjugés de l'ignorance et de l'habitude, des principes éternels de la justice et de la raison.

I

Adrien Duport fit don à la nation de la finance de son office de conseiller au parlement de Paris.

«Si des intérêts particuliers, si le sort d'un grand nombre d'entre vous, se trouvent liés à cette délibération, l'intérêt général n'en sera pas moins votre seul guide. C'est cette impartialité sévère qui a fait jusqu'à présent votre force et votre gloire. Ce qui distingue cette révolution de toutes les autres, ce qui, j'espère, la rendra à jamais mémorable, pure et surtout durable, c'est qu'elle n'a eu d'autre but que les intérêts généraux, et qu'aucune tache d'intérêt particulier n'a encore souillé les décrets des représentans de la nation.

Ainsi, la première base de votre organisation judiciaire, est entièrement et uniquement l'intérêt du peuple. Or, quel est cet intérêt? que la justice soit facile, prompte et impartiale; que son administration soit telle que, loin de favoriser la chicane et la mauvaise foi, elle puisse détruire entièrement ces deux fléaux, et tous les vices qu'ils entraînent; que des juges éclairés, honorés sans être craints, sachent inspirer de la confiance et faire respecter leurs décisions par des hommes libres, et qui n'obéissent qu'à la loi; qu'enfin ces juges ne puissent jamais étendre leur autorité jusqu'à mettre en danger la liberté publique.

<«< Telles sont, messieurs, les conditions d'une bonne administration de la justice; elle doit satisfaire à toutes et résoudre le problème en entier.

<< Mon plan est fort simple: des jurés au civil et au criminel; des juges ambulans, électifs et temporaires, tenant des assises dans les départemens; de grands juges pour tout le royaume, pour reviser les jugemens; une partie publique dans chaque ville d'assises, et un officier de la couronne dans chaque chef-lieu.

« Il faut distinguer dans la société les lois politiques et les lois civiles ainsi, soit que l'on considère la question sous les rapports qu'elle peut avoir avec la liberté, soit qu'on ne veuille y voir que l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il faut interdire toute fonction publique aux juges; ils doivent être chargés simplement de décider les différends qui s'élèvent entre les citoyens; honorable et sainte fonction qui semble placer ceux qui la remplissent dignement audessus de l'humanité même, et dont le but s'applique immédiatement au bonheur des hommes. puisqu'il tend à consolider parmi eux la paix par la justice.

« Les juges ne sont institués que pour appliquer les lois civiles. Les lois civiles sont les conventions que les hommes font entre eux pour régler l'usage de leurs propriétés et l'exercice de leurs facultés naturelles.

« De ce que les juges ne peuvent participer à aucune des fonctions législatives ou exécutrices,

il résulte que toute interprétation, toute explication de la loi, purement théorétique ou réglementaire, doit leur être interdite : la différence d'une loi et d'un jugement est que celle-là statue sur des questions générales et celui-ci sur un fait particulier. De là, le fait doit d'abord être déterminé.

H

« Il faut que le fait soit déterminé, sinon il n'y a pas de jugement, ou le jugement peut être faux. En effet, le juge qui croit le fait sûr et la loi douteuse, et celui qui croit la loi claire et le fait douteux, ont été jusqu'ici comptés ensemble pour la même opinion, quoiqu'ils diffèrent d'avis du blanc au noir, et le plaideur peut avoir en sa faveur la majorité sur le droit et la majorité sur le fait, et perdre son procès. Il est donc nécessaire que le fait soit séparé de la loi.

« Le jugement d'un procès n'est autre chose qu'un syllogisme, dont la majeure est le fait, la mineure la loi, et le jugement la conséquence; or, il est évidemment nécessaire qu'on soit d'accord sur la majeure avant de pousser plus loin le raisonnement. Il faut donc un premier jugement pour déterminer la majeure ou la position de la question. Ces deux opérations d'éclaircir le fait et d'appliquer la loi doivent-elles être confiées aux mêmes individus? Je ne le crois pas.

« Il est difficile de supposer qu'un homme veuille et puisse appliquer franchement la loi, au

« PreviousContinue »