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LES PHASES DU DROIT PÉNAL.

Leçon d'ouverture du cours de droit pénal, faite à l'université de Gand, le 10 novembre 1881,

PAR

M. ALBÉRIC ROLIN,

Professeur à l'université de Gand, secrétaire de l'Institut de droit international.

MESSIEURS,

J'ai le périlleux honneur de succéder dans cette chaire, d'une manière à peu près immédiate, à l'une des illustrations scientifiques de la Belgique. La réputation de M. Haus (1), comme criminaliste, a franchi les limites de notre patrie. Ses travaux jouissent d'une célébrité vraiment européenne. Il m'a été donné, à moi-même, comme secrétaire de l'Institut de droit international, de constater avec un sentiment d'orgueil patriotique et presque filial, l'estime et la vénération qu'éprouvaient pour lui les plus grandes autorités scientifiques de l'Europe et qui rayonnent aujourd'hui sur sa mémoire. Inspiré par un esprit profondément philosophique, joignant à de vastes connaissances un jugement clair et pénétrant, ce professeur, qui a été une des gloires de l'université de Gand, savait se placer dans des sphères élevées pour développer les principes du droit criminel, et ne s'y égarait pas. Un sens profondément pratique, admirablement équilibré par une certaine hauteur de vues morales, constituait un de ses principaux mérites. Ce que l'on conçoit bien s'exprime clairement, a dit un poète qui brillait surtout par la clarté et le bon sens. La netteté des conceptions juridiques de M. Haus se révélait dans son enseignement. Il exprimait ses idées avec une clarté lumineuse, et sa pensée revêtue d'une forme simple et sévère allait droit à l'intelligence de ceux qui l'écoutaient. Puisse-t-il m'être donné de suivre de loin, et dans les limites de mes forces, ce noble exemple, et d'inspirer comme lui à ceux qui m'écoutent l'amour de la science que j'ai pour mission de leur enseigner.

Je ne m'attarderai pas longtemps, Messieurs, à faire ressortir à vos (1) Voyez, sur M. Haus, la Revue, t. XIII, p. 214.

(Note de la Rédaction.)

yeux l'importance de cette science, de la science du droit criminel, la première de toutes, dit Montesquieu, puisqu'elle touche au repos, à la vie et à l'honneur des citoyens. « L'importance et la difficulté du sujet qu'on a choisi semblent être le thème obligé de toute introduction: on se plaît à les vanter, on les exagère. » Ainsi s'exprimait Rossi au début de son introduction à son Traité de droit pénal. Et cependant, il faut bien le dire, puisqu'il s'en accuse lui-même, il se hâte de mériter à son tour ce reproche, si c'en est un. Je dis si c'en est un. Car si l'exagération est toujours un défaut, il est naturel, il est utile que le maître qui veut intéresser le disciple à la science qui fait l'objet de son culte, lui communique tout d'abord la vive impression de sa nécessité et de sa grandeur. Que dis-je? Cela est indispensable. Et pour qu'il puisse communiquer cette impression, il faut que lui-même l'éprouve et qu'elle soit chez lui le fruit, non d'un sentiment inconscient, mais d'une conviction raisonnée.

Eh bien, Messieurs, il suffit de réfléchir à ce qu'est la science du droit criminel pour être pénétré du sentiment de son importance. C'est la science du droit de punir, de ce droit si grave qui a son premier fondement dans la justice éternelle, dans le principe de l'expiation, mais qui n'appartient à la société que dans les limites des nécessités sociales. Le fondement de ce droit, son essence, ses bornes, tout ce qui se rattache à son exercice intéressent les plus hautes questions de liberté personnelle et de sûreté générale. Ce sont ces deux intérêts, sacrés tous les deux, qu'il s'agit de sauvegarder et de concilier dans la mesure du possible.

On s'accoutume à vivre au sein d'une organisation sociale développée; on jouit, - pour ainsi dire, sans le savoir,- des bienfaits que procurent les lois qui garantissent la sûreté individuelle, l'honneur et les biens. On ne songe pas aux conséquences désastreuses qui naîtraient d'une indépendance absolue. Les lois salutaires qui nous en préservent ne sont cependant ni le fruit d'une révélation divine primitive ou d'une éclosion spontanée, ni la création, pour ainsi dire, instantanée de quelque intelligence d'élite. La société qui, dans notre conviction, est dans l'ordre des choses divinement ordonnées, parce que l'état social est nécessaire au développement physique et moral de l'homme, la société n'est point sortie toute organisée et toute armée de la main de Dieu. Les lois criminelles qui nous régissent ont été la conquête pénible et progressive d'une lutte qui s'est poursuivie pendant des siècles contre la barbarie des temps

primitifs. Ce travail s'est continué lentement à travers mille erreurs, au prix de mille injustices. Les peuplades les plus sauvages ont dû sentir, dès l'origine, le besoin d'une certaine organisation du droit criminel, l'impérieuse nécessité de garantir leur ordre social imparfait, tout voisin qu'il fût du désordre, contre les attentats les plus graves, les plus dangereux. Deux intérêts, nous l'avons dit, se trouvaient en présence : l'intérêt de l'ordre social menacé et celui de la liberté individuelle. La compréhension plus large, plus éclairée du premier, devait conduire à restreindre la liberté individuelle dans certaines limites pour la protéger chez tous et partout. Il y a eu, du reste, action et réaction, avant qu'on ait pu trouver le moyen de concilier ces deux intérêts dans une mesure à peu près équitable. Mais au fond des législations les plus rudimentaires, les plus embryonnaires, si je puis m'exprimer ainsi, on voit déjà germer le désir de respecter ces deux principes souvent contradictoires en apparence. Dans le fameux système qui laissait libre carrière à la vengeance privée, système qui n'est pas le trait caractéristique et distinctif des anciennes coutumes germaniques, ainsi qu'on l'a dit quelque fois, mais qui appartient aussi à bien d'autres nations primitives, on a prétendu ne voir que le désir de donner satisfaction à ces passions individuelles. Mais partout où l'on rencontre le principe de la vengeance, se manifeste aussi la volonté du législateur, quel qu'il ait été, de règlementer jusqu'à un certain point cette vengeance, de la restreindre même dans ses effets. Dans quel but, si ce n'est dans celui de garantir dans une certaine mesure un ordre social sauvage et barbare qui ne se prêtait guère à l'organisation d'une justice pénale régulière?

Nous n'avons pas la prétention de faire aujourd'hui, en vous parlant pour la première fois, l'histoire du droit pénal. Nous voulons seulement jeter sur elle un coup d'œil d'ensemble, signaler à grands traits ses principales phases, attirer l'attention sur ce qui a caractérisé les idées des divers temps et des divers peuples, en ce qui concerne cette branche si importante de la science du droit. Notre intention n'est point de remonter pour cela à la création du monde, ni même au déluge. L'origine de la société, de l'État, le processus par lequel il a jailli de la famille en passant par la tribu, tout cela a donné lieu à des systèmes très ingénieusement conçus, très vraisemblables, mais qui ne sont pas du domaine de l'histoire proprement dite. Aussi haut cependant que des documents historiques quelconques révèlent l'existence d'une société, nous trouvons

aussi une ébauche vague de ce droit de punir sans lequel une société ne peut vivre. Le droit de vengeance privée, sur lequel il convient de revenir maintenant, n'est lui-même qu'une forme, une manifestation du droit social de punir c'est l'instrument dont s'est servie la société primitive pour sauvegarder l'ordre social, instrument qui lui a paru peut-être d'autant plus approprié à son but, qu'il semblait respecter encore la liberté individuelle, et qu'il n'y avait pas de justice répressive organisée.

Cette forme de l'exercice du droit de punir se rencontre chez les peuples les plus anciens, même chez ceux dont la morale est la plus pure. Moïse lui-même n'interdisait pas la vengeance privée d'une manière absolue. Le Coran l'admet formellement. On la trouve inscrite dans les législations germaniques, scandinaves etc. On en découvre le germe dans les plus antiques traditions de l'Égypte, et il paraît indubitable qu'elle existait également chez les anciennes races slaves. On peut dire, en somme, que partout où l'histoire rous permet de remonter jusqu'aux âges de barbarie d'une race ou d'une peuplade quelconque, et éclaire de quelques lueurs l'état social de cette race dans son enfance, elle nous montre la vengeance privée constituant sinon l'essence, au moins l'instrument du droit criminel.

Peut-être l'inflexible talion lui-même, que la loi de Moïse proclame sous une forme impérative ail pour œil, dent pour dent, vie pour vie, n'était-il après tout chez certains peuples qu'une limitation du droit de vengeance individuelle, plutôt qu'un ordre rigoureux de faire subir la peine dans cette mesure précise au coupable. Ou peut signaler une autre limitation des effets dangereux de la vengeance dans ce rachat du sang qui fut en usage chez bien des peuples barbares. Racheter le sang versé, racheter le crime commis, au moyen d'une somme d'argent, coter à tel prix déterminé une existence humaine, cela répugne étrangement à nos mœurs, et nous serions tentés peut-être de nous en indigner plus encore que du libre déchaînement des vengeances individuelles. Il faut nous garder de ces préjugés. Ces coutumes sauvages qui rachetaient le meurtre d'un homme avec de l'argent, ou avec des fournitures d'armes, de bestiaux, etc. ont été, dit avec raison M. Albert Du Boys, le savant auteur de l'Histoire du droit criminel des peuples anciens et des peuples modernes, un immense bienfait social. Elles étaient seules de nature à arrêter les effets de ces espèces de guerres privées qu'engendrait nécessairement la vengeance personnelle. Ainsi, dans cette première phase

du droit criminel, la société ne punit point directement, elle arme le bras des parents de la victime, elle déchaîne les haines privées : système sauvage, barbare s'il en fût, incomplet d'ailleurs puisqu'il se peut que la victime ne laisse aucun parent en état de prendre en mains sa cause, désastreux par ses conséquences, mais tempéré jusqu'à un certain point par l'introduction de la rançon, de la composition, ou du wergeld. On a dit, et telle est notamment l'opinion de M. Ortolan, qu'à ce système primitif avait succédé celui de la vengeance publique remplaçant la vengeance privée. Nous ne pensons pas que cela soit parfaitement exact. Sans doute les mots vindicte publique, vengeance publique, venger la société, etc., indiquent clairement que cette notion a longtemps été mêlée jusqu'à un certain point avec l'idée du droit criminel, de la répression des atteintes portées à l'ordre social. Jamais cependant, croyonsnous, cet élément impur qui est venu s'associer à un besoin intime de justice et au sentiment presque instinctif de la nécessité de maintenir l'ordre social, n'a constitué la base d'un système de droit criminel. Ce n'est pas même dans ce besoin de vengeance que l'on doit chercher l'explication des peines rigoureuses édictées dans les théocraties anciennes à raison des offenses directes contre la Divinité, peines qui figurent parmi les plus sévères de la loi mosaïque, par exemple. C'est plutôt dans la crainte que ces offenses n'attirassent des malheurs sur la communauté entière.

Si nous jetons un regard sur la législation criminelle imparfaitement connue de la plus célèbre des cités grecques, d'Athènes, nous n'y découvrons nullement le principe de la vengeance publique mise à la place de la vengeance privée. Sans doute les lois de Dracon paraissent avoir été d'une sévérité extrême et, qui plus est, impolitique. La mort était la seule peine qu'il comminât à raison des délits les plus légers comme des crimes les plus graves. Il disait, suivant Plutarque, qu'il n'en connaissait pas de plus douce pour les premiers, pas d'autre pour les seconds. Mais rien ne prouve qu'il ait obéi en cela au désir de venger la société, plutôt qu'à celui de garantir d'une manière plus efficace l'ordre social, en infligeant le châtiment le plus terrible à ceux qui le transgressaient même légèrement, et à la conviction que, le premier pas fait, on ne s'arrête plus dans la carrière du crime. Ce n'était sans doute pas le désir de la vengeance qui le poussait à frapper l'oisiveté habituelle de la peine de mort. Lorsque les lois de Dracon sont remplacées par la législation plus humaine de Solon, il devient plus évident encore, nous paraît-il, que ce législateur, en édictant les peines, n'agit pas sous l'empire d'une

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