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les souverains de supprimer toutes leurs troupes, et de n'avoir aucune force publique en main pour étouffer une émeute inopinée, ou repousser une invasion subite (1). Je sais encore qu'il y aura un contingent à fournir à la confédération, tant pour la garde des frontières de l'Europe que pour l'entretien de l'armée confédérative destinée à soutenir au besoin les décrets de la diéte. Mais toutes ces dépenses faites, et l'extraordinaire des guerres à jamais supprimé, il resteroit encore plus de la moitié de la dépense militaire ordinaire à répartir entre le soulagement des sujets et les coffres du prince: de sorte que le peuple paieroit beaucoup moins; que le prince, beaucoup plus riche, seroit en état d'exciter le commerce, l'agriculture, les arts, de faire des établissements utiles qui augmenteroient encore la richesse du peuple et la sienne; et que l'état seroit avec cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite que celle qu'il peut tirer de ses armées et de tout cet appareil de guerre qui ne cesse de l'épuiser au sein de la paix.

On dira peut-être que les pays frontières de l'Europe seroient alors dans une position plus désavantageuse, et pourroient avoir également des guerres à soutenir, ou avec le Turc, ou avec les corsaires d'Afrique, ou avec les Tartares.

A cela je réponds, 1o que ces pays sont dans

(1) Il se présente encore ici d'autres objections; mais, comme l'auteur du Projet ne se les est pas faites, je les ai rejetées dans l'examen.

le même cas aujourd'hui, et que par conséquent ce ne seroit pas pour eux un désavantage positif à citer, mais seulement un avantage de moins et un inconvénient inévitable auquel leur situa- * tion les expose; 2o que, délivrés de toute inquiétude du côté de l'Europe, ils seroient beaucoup plus en état de résister au-dehors; 3° que la suppression de toutes les forteresses de l'intérieur de l'Europe et des frais nécessaires à leur entretien mettroit la confédération en état d'en établir un grand nombre sur les frontières sans être à charge aux confédérés; 4° que ces forteresses, construites, entretenues et gardées à frais communs, seroient autant de sûretés et de moyens d'épargne pour les puissances frontières dont elles garantiroient les états; 5o que les troupes de la confédération, distribuées sur les confins de l'Europe, seroient toujours prêtes à repousser l'agresseur; 6o qu'enfin un corps aussi redoutable que la république européenne ôteroit aux étrangers l'envie d'attaquer aucun de ses membres, comme le corps germanique, infiniment moins puissant, ne laisse pas de l'être assez pour se faire respecter de ses voisins et protéger utilement tous les princes qui le composent.

On pourra dire encore que les Européens n'ayant plus de guerres entre eux, l'art militaire tomberoit insensiblement dans l'oubli; que les troupes perdroient leur courage et leur discipline; qu'il n'y auroit plus ni généraux, ni

soldats, et que l'Europe resteroit à la merci du premier venu.

Je réponds qu'il arrivera de deux choses l'une; ou les voisins de l'Europe l'attaqueront et lui feront la guerre, ou ils redouteront la confédération et la laisseront en paix.

Dans le premier cas, voilà les occasions de cultiver le génie et les talents militaires, d'aguerrir et former des troupes; les armées de la confédération seront à cet égard l'école de l'Europe; on ira sur la frontière apprendre la guerre; dans le sein de l'Europe on jouira de la paix; et l'on réunira par ce moyen les avantages de l'une et de l'autre. Croit-on qu'il soit toujours nécessaire de se battre chez soi pour devenir guerrier? et les François sont-ils moins braves parceque les provinces de Touraine et d'Anjou ne sont pas en guerre l'une contre l'autre ?

Dans le second cas, on ne pourra plus s'aguerrir, il est vrai; mais on n'en aura plus besoin; car à quoi bon s'exercer à la guerre pour ne la faire à personne? Lequel vaut mieux de cultiver un art funeste ou de le rendre inutile? S'il y avoit un secret pour jouir d'une santé inaltérable, y auroit-il du bon sens à le rejeter pour ne pas ôter aux médecins l'occasion d'acquérir de l'expérience? Il reste à voir dans ce parallèle lequel des deux arts est plus salutaire en soi, et mérite mieux d'être conservé.

Qu'on ne nous menace pas d'une invasion subite; on sait bien que l'Europe n'en a point à

craindre, et que ce premier venu ne viendra jamais. Ce n'est plus le temps de ces éruptions de barbares qui sembloient tombés des nues. Depuis que nous parcourons d'un œil curieux toute la surface de la terre, il ne peut plus rien venir jusqu'à nous qui ne soit prévu de très loin. Il n'y a nulle puissance au monde qui soit maintenant en état de menacer l'Europe entière; et si jamais il en vient une, ou l'on aura le temps de se préparer, ou l'on sera du moins plus en état de lui résister, étant unis en un corps, que quand il faudra terminer tout d'un coup de longs différents et se réunir à la hâte.

Nous venons de voir que tous les prétendus inconvénients de l'état de confédération bien pesés se réduisent à rien. Nous demandons maintenant si quelqu'un dans le monde en oseroit dire autant de ceux qui résultent de la manière actuelle de vider les différents entre prince et prince par le droit du plus fort, c'est-à-dire de l'état d'impolice et de guerre qu'engendre nécessairement l'indépendance absolue et mutuelle de tous les souverains dans la société imparfaite qui règne entre eux dans l'Europe. Pour qu'on soit mieux en état de peser ces inconvénients, j'en vais résumer en peu de mots le sommaire que je laisse examiner au lecteur.

1. Nul droit assuré que celui du plus fort. 2. Changements continuels et inévitables de relations entre les peuples, qui empêchent aucun d'eux de pouvoir fixer en ses mains la force dont

il jouit. 3. Point de sûreté parfaite, aussi longtemps que les voisins ne sont pas soumis ou anéantis. 4. Impossibilité générale de les anéantir, attendu qu'en subjuguant les premiers on en trouve d'autres. 5. Précautions et frais immenses pour se tenir sur ses gardes. 6. Défaut de force et de défense dans les minorités et dans les révoltes; car quand l'état se partage, qui peut soutenir un des partis contre l'autre? 7. Défaut de sûreté dans les engagements mutuels. 8. Jamais de justice à espérer d'autrui sans des frais et des pertes immenses, qui ne l'obtiennent pas toujours, et dont l'objet disputé ne dédommage que rarement. 9. Risque inévitable de ses états et quelquefois de sa vie dans la poursuite de ses droits. 10. Nécessité de prendre part malgré soi aux querelles de ses voisins, et d'avoir la guerre quand on la voudroit le moins. 11. Interruption du commerce et des ressources publiques au moment qu'elles sont le plus nécessaires. 12. Danger continuel de la part d'un voisin puissant si l'on est foible, et d'une ligue si l'on est fort. 13. Enfin inutilité de la sagesse où préside la fortune; désolation continuelle des peuples; affoiblissement de l'état dans les succcès et dans les revers; impossibilité totale d'établir jamais un bon gouvernement, de compter sur son propre bien, et de rendre heureux ni soi ni les autres.

Récapitulons de même les avantages de l'arbitrage européen pour les princes confédérés.

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